[p. 1] Bordeaux, 1er janvier
Chère amie,
pardonnez-moi le retard que j’ai mis à vous donner de mes nouvelles. Je suis arrivé trop tard. Mon voyage a été beaucoup plus long à cause de pluies et des mauvais chemins : sans cela j’aurais pu revoir mon pauvre frère vivant1. Vous jugez au milieu de quelles scènes je me trouve depuis avant-hier soir. Je trouve heureusement quelques-uns de ses amis qui m’aident dans tous les soins nécessaires ou plutôt qui font presque tout. Je ne vous raconte pas ce que j’ai senti en voyant cette belle figure éteinte par la mort et en l’embrassant comme un fou. Il me semble presque déjà que c’est un rêve. Demain la cruelle et fatigante cérémonie : être en spectacle à des curieux la plupart indifférents quand on est si légitimement triste. Bonne amie [p. 2]vous sentez cela comme moi. Que n’avez-vous été près de moi seulement quelques moments ? Ma santé s’est soutenue malgré une fatigue cruelle : aujourd’hui j’ai l’estomac tout dérangé et vais tâcher de me reposer pour demain. J’aurai à me défendre et avec bien de la difficulté du rôle trop officieux des visiteurs. On est beaucoup plus formaliste encore en province qu’à Paris et on m’assassinera pour me faire honneur. Bonne et chère répondez-moi donc de suite2. Je sens maintenant un grand désir d’avoir de vos nouvelles et j’en aurai besoin de plus en plus. Je ne puis vous écrire bien longtemps. Je vous embrasse seule et fidèle amie avec toute la tendresse de mon âme. Dites à Madame de Querelles et à son mari tout mon chagrin et faites-leur mon amitié [p. 3]bien vive et à Vieillard 3 si vous le voyez. Je n’écris encore qu’à vous : mes amis concevront que je suis dans un moment où un peu de retard est excusable
Encore mille tendresses.