1860-10-15, de  Forget, Joséphine de à  Delacroix, Eugène.

Je reçois votre lettre, mon cher ami, et je m’empresse de vous répondre que je ne suis pas malade et que j’ai été la semaine dernière m’informer chez vous de votre santé et remettre à votre concierge toutes les Revues que j’avais à vous2, plus une lettre à part qui n’était pas dans le paquet, et que je pensais qui vous serait remise lorsque vous venez à Paris, mais je m’aperçois que j’ai fait une bêtise parce que vous n’allez peut-être pas dans votre logement. Je suis enchantée, mon cher ami, que ce régime vous convienne, et je le crois très bon pour votre santé, prenez garde seulement d’attraper un rhume, par [p. 2] ce temps abominable et si constant !

J’ai vu Haro, l’autre jour, je lui ai demandé de vos nouvelles et il me disait que vous étiez devenu fort comme un Turc. Je vous en fais mon compliment, cher ami. Je n’espère pas votre visite pendant le travail dont vous êtes occupé et je le conçois bien. Lorsque vous serez revenu à Paris, écrivez-le moi, j’irai bien vite vous embrasser.

Vous aviez bien raison de me dire un jour qu’on jouissait bien rarement de ce qui fait plaisir, et on a en abondance les ennuis et les sociétés insupportables ! Il est triste pour moi, cher bon ami, de vous voir si rarement ; c’est comme si je possédais un trésor d’argent et si je ne pouvais en dépenser qu’une toute petite, toute petite partie. [p. 3] Mais toutes mes plaintes et mes comparaisons ne changeront rien aux choses de ce monde, qui sont hélas quelquefois bien tristes ! J’ai chez moi, depuis quelques jours, une de mes amies que vous avez vue, Mme Dufay 3, qui était dans les Ardennes lorsque mon pauvre Émilien y était sous-préfet. Elle avait un mari très bon, très aimable, qu’elle aimait beaucoup, qui avait une belle carrière et était avocat général très distingué à Metz : il vient de mourir à 44 ans d’une maladie de poitrine4 ! C’est une perte immense pour cette pauvre femme : elle m’avait chargée de sa part de vous annoncer cette mort, ne connaissant pas votre adresse, elle n’a pu vous envoyer de billet de faire-part. Ce pauvre M. Dufay avait une admiration pour vous et votre talent et il avait le plus grand désir de vous connaître !

[p. 4] Je vais me retrouver seule dans quelques jours. Mon fils est toujours en Auvergne ; je m’ennuie toujours beaucoup. Je m’occupe d’acheter des tapis dont j’ai le plus grand besoin et de faire recouvrir le meuble de mon salon vert : ainsi, je vous recevrai tout à neuf. Il n’y a que moi, hélas, que je ne puis recouvrir à neuf, ce qui me plairait assez…

Adieu, mon cher ami, je vous aime et vous embrasse de cœur.

Be de Forget.