1845-10-13, de  Forget, Joséphine de à  Delacroix, Eugène.

Tu seras bien étonné, mon ami, de recevoir ma lettre datée de Ville-d’Avray ? Mais le temps était si beau ce matin que je n’ai pu résister au désir de venir faire une promenade mélancolique dans mes bois et jouir tout à mon aise de ce beau soleil dont le ciel est si avare cette année ! Je vais repartir à 5 heures, je suis seule et il m’a pris un désir bien vif de venir causer avec toi, et de t’exprimer combien j’ai été heureuse un certain samedi, dont tu dois te rappeler ? Mon Dieu, mon ami, que de bonheur j’ai éprouvé, et que j’avais besoin de cette consolation, il y avait si longtemps que je ne t’avais serré sur mon cœur ! Tu me pardonneras, n’est-ce pas, les reproches que je t’ai faits sur ta manière de vivre, sur ta sauvagerie, sur ton originalité ? Eh mon ami, tu as dû voir au fond de tout cela le regret seul de ne pas te voir aussi souvent que je le désirerais ; je suis cependant peu exigeante, p. 2 je comprends ta position, mais je suis sans force, sans courage lorsqu’il faut rester près de quinze jours sans te voir, sans savoir de tes nouvelles ; ne me regrettes-tu pas aussi quelquefois ? Il y a dans cette vie si sottement organisée tant de contrariétés, de mécomptes, de chagrins, et que faire pour supporter tant de maux ? S’appuyer l’un sur l’autre ; nous avons tous les deux un cœur si plein d’amour et de tendresse inépuisable que c’est déjà un bonheur pour nous de pouvoir éprouver tant de sensations enivrantes ! Mais il faut pour en jouir que ces deux cœurs si sympathiques se réunissent quelquefois, et ils se comprennent si bien, mon ami !

J’espère que tu n’auras pas été fatigué de ma visite ; es-tu aujourd’hui, ainsi que moi, dans tes bois ? Ce beau temps doit te donner la tentation d’y rester quelques jours et je le comprends ; ta santé en décidera. Je ne t’enverrai cette lettre que mercredi prochain, 15 octobre ! J’y joindrai un bouquet pour te rappeler l’anniversaire de notre bonheur2 !!! Ne te verrai-je pas ce jour-là ? Il y aura un an que l’année dernière, j’avais été te voir avec Hortense 3 à Champrosay ; quelle bonne journée ! J’espère que mes hôtes retiendront p. 3 un appartement pour le mois de janvier prochain, peut-être plus tôt, je te tiendrai au courant de cette affaire qui nous intéresse vivement. Depuis que je suis ici, mon ami, jouissant de la belle nature… de Ville-d’Avray, je fais des châteaux en Espagne, sur un petit ermitage qui serait en ma possession : je jouis en imagination de mes poules, de mes fleurs, de mes choux, et plus que tout cela, je pense au bonheur que j’aurais de te recevoir, de te soigner, mais tu t’ennuierais peut-être bien avec moi, ami ? Et ce sont encore des promesses qui seront dans ta tête et que tu ne pourras réaliser parce que tu t’imagineras qu’il y aura des difficultés insurmontables… et puis ton travail, et puis ta santé, et puis les amis et les indifférents. Oh, mon ami, si tu m’aimes comme je t’aime, ne m’abandonne pas, et sois bien persuadé que la tendresse que j’ai pour toi te donnera plus de bonheur que tu ne pourrais en trouver ailleurs : n’écoute pas toujours ta tête, mais ton cœur ; tout est facile lorsqu’on s’aime !

Adieu pour aujourd’hui. Je tousse moins mais ma luette me gêne beaucoup. Je t’aime et t’envoie mille tendresses de cœur.

J’ai envoyé chez toi, hier dans la journée, pour savoir si tu étais à Paris, on a répondu que tu étais parti pour la campagne pour quelques jours. p. 4 Je te reconnais bien là, ami, tu es parti sans m’écrire un mot ; je vais donc t’envoyer ma lettre à Champrosay, hélas sans bouquet de fête ! Pour te punir, j’aurais dû faire un coup de tête, et aller aujourd’hui te surprendre pour fêter notre anniversaire du 15 octobre ! Mais nous ne sommes plus au temps des actions romanesques, sentimentales, n’est-ce pas, ami ? Si tu veux que j’aille déjeuner un matin avec toi, écris-moi de suite un mot ; tu me donneras les indications nécessaires, j’arriverai avec un pâté, ainsi ne t’inquiète aucunement de mon déjeuner, et je serai bien heureuse, ami, de passer ainsi quelques heures avec toi ! Chez moi, on ne se doutera pas du tout de ma petite fugue, et quant à tes voisins, je m’en moque… Enfin, écris-moi, ce que tu aurais déjà dû faire. Toujours, ami, tu commences par penser à toi (ce qui est assez juste), à tes petites affaires, à tes petits arrangements, à ton travail, et puis enfin à moi, si tu as le temps d’y songer.

Adieu, cher ami, aussitôt cette lettre reçue, réponds-moi, je t’en conjure, je t’aime et t’embrasse avec passion !

Consuelo

Pardonne ma bête de lettre datée de Ville-d’Avray