1846-01-04, de  Forget, Joséphine de à  Delacroix, Eugène.

Mon bon chéri,

j’ai enfin reçu de tes nouvelles hier soir1. Pauvre ami, que j’ai pensé à toi, que tu as dû souffrir, que je souffre moi-même de ton chagrin, des émotions cruelles que tu as éprouvées, et de la cruelle journée du vendredi2 ! Mon Dieu, combien je désirais être auprès de toi, ma tendresse t’aurait calmé, t’aurait fait du bien, j’en suis persuadée, mon pauvre ami ! Je suis bien malheureuse de voir que mon affection pour toi est si inutile ; obligée de rester chez moi, tranquillement, au milieu de ma famille, où je ne suis pas heureuse, au lieu de courir auprès de toi, de t’entourer de mes soins, de te prodiguer ma tendresse, si vive et si sincère ! Oh ! avoue, mon pauvre ami, que je souffre bien de tes chagrins et de ma position qui m’éloigne de toi, de plus, en [p. 2] plus ! hélas ! tu vas nous revenir bien triste, peut-être souffrant, et à peine si je pourrai te voir ! Comment remédier aux difficultés de ma position3 ? Je n’en sais rien, c’est à toi à me demander lorsque tu auras besoin de ton amie ! Ici, je m’ennuie plus que jamais, et je crois que je ne serai jamais libre chez moi… Hortense 4 ne peut encore habiter son appartement, Dieu sait quand elle ira, quand elle pourra y aller, peut-être jamais ! Au reste, la pauvre femme est la plus malheureuse, mais j’en ai aussi le contrecoup… Elle me charge, ainsi que son mari 5, de vous témoigner toute leur sympathie, et leur amitié.

Pauvre ami, comment va ta santé ? Écris-le-moi, j’en suis inquiète. Vas-tu rester longtemps à Bordeaux ? Je désire vivement ton retour et cependant, je voudrais que tu y restasses pendant ce froid rigoureux, qui a commencé depuis trois jours ; ce matin, il gèle assez fort, et un voyage par un pareil froid serait bien mauvais pour toi. Peut-être [p. 3] ferais-tu mieux d’attendre le dégel, ces froids ne durent jamais bien longtemps, et je le craindrais pour toi, au lieu qu’à Bordeaux la température y est plus douce qu’à Paris. Mon Dieu, ami, quel malheur que cette ville soit si éloignée de Paris, si j’avais pu en quelques heures en franchir la distance, que j’aurais été bien vite te serrer dans mes bras, pendant quelques instants !

J’ai vu hier M. Gaultron, mais je n’avais pas encore reçu votre lettre ; il attend de tes nouvelles avec impatience : s’il y a des affaires graves, il te prie de lui écrire, il s’est encore informé, et insiste pour n’accepter la succession que sous bénéfice d’inventaire 6 : pardonne-moi, ami, de te parler d’affaires dans un pareil moment, hélas, ne vont-elles pas encore te donner bien des ennuis, et des tracas ! Heureusement que tu as là des personnes qui vont se charger de tout cela : j’envoie ma lettre à ce conseiller de préfecture, je ne me rappelle plus ton adresse : donne-la-moi la prochaine fois que tu m’écriras et je t’en conjure, ami, réponds-moi aussitôt [p. 4] après avoir reçu ma lettre, je suis si inquiète, si impatiente de savoir exactement de tes nouvelles, et surtout ne te mets pas en route par le froid. Tu as ta gouvernante 7 qui te soigne, et matériellement tu dois être bien. Quant à l’état moral, je le sens comme toi, ami, je souffre de ce que tu souffres, je regrette ainsi que toi l’ami que tu as perdu, mais moi, je reste pour t’aimer, pour te consoler, pour adoucir tes chagrins, pour t’aider, enfin, à supporter le poids de cette lourde vie ! J’ai bien besoin aussi de ton affection, mon ami, et que ne puis-je partager ton sort, m’attacher à toi, ne plus te quitter, te soigner, t’embrasser sans cesse ? Tout cela se peut-il ? Hélas ! cher ami, tu ne m’en parles jamais, et peut-être n’en serais-tu pas très heureux ?

Adieu, ami, je t’aime et je t’embrasse comme je t’aime : lorsque tu reviendras, je veux te voir seul, et tu le comprendras aussi bien que moi. Écris-moi, soigne bien ta santé et pense quelquefois à ta bonne et unique amie.

Consuelo