1847-03-26, de  Delacroix, Eugène à  Forget, Joséphine de.
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Je t’écris celle-ci, chère amie, pour que tu aies de mes nouvelles avant mon retour : moi j’ai débuté par une bêtise. Je croyais que la poste partait comme l’année dernière à 3 h et j’apprends que celle-ci, au lieu de partir tout à l’heure, ne partira que demain matin à l’heure même où tu aurais pu l’avoir. Ta lettre m’a fait bien plaisir, chère amie : elle m’est arrivée au milieu de la lecture de La Cousine Bette 1 que je dois à ta complaisance et que j’avais emportée avec moi. Elle m’a rafraîchi (ta lettre) au milieu de l’atroce gâchis de toutes ces passions honteuses et avilissantes dont hélas ! le tableau est assez vrai pour beaucoup de gens et je te remercie [p. 2]bien de la sensation si douce qu’elle m’a fait éprouver. Au milieu de ces traverses dont nous nous plaignons et qui empêchent qu’on ne soit complètement heureux grâce aux inconvénients dont cette vie est semée, nous trouvons du moins dans le bonheur d’être l’un à l’autre une compensation par la pureté de nos sentiments. Ma triste santé est hélas une de ces raisons trop réelles. Soigne donc bien la tienne pour qu’il n’y ait pas deux invalides au lieu d’un. Croirais-tu que je commence à peine à me remettre de ma faiblesse de la voix et que je ne le dois, j’en suis sûr, qu’au silence assidu que je garde et à la douceur du temps qui m’a fait rester un ou deux jours de plus. Je partirai dimanche [p. 3] dans la journée2, assez à temps pour assister à un dîner3 que Bornot a combiné depuis longtemps avec Gaultron et auquel je me suis laissé engager il y a dix ou douze jours. Mais lundi, si tu veux, j’irai dîner avec toi et j’arriverai avant l’heure ordinaire pour te voir un peu face à face. J’espère que je n’aurai que de bons témoignages sur ta sagesse à suivre les ordonnances du médecin et à calmer un peu cette mélancolie qui n’a rien de bon. J’espère aussi que la société d’Hortense te distraira un peu. Voici bientôt le temps où nous pourrons aller chercher des campagnes. Ce seront de bonnes parties qui seront des trêves à nos ennuis.

Adieu, chère bonne, je t’embrasse mille fois et souhaite bien le moment de te voir.