1844-07-20, de  Forget, Joséphine de à  Delacroix, Eugène.
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Enfin, mon ami, j’ai appris hier soir, que vous n’étiez ni noyé, ni perdu ! J’en ai été fort aise, car je commençais à être inquiète de votre retour aussi retardé. Dans la petite lettre que vous m’aviez écrite il y a dix jours2, vous ne me parliez pas d’autre projet, je pensais donc que vous reviendriez comme vous me l’aviez assuré à votre départ : c’est pour cela que je ne vous ai pas répondu ; je comptais sur vous le lundi ou mardi, surtout avec ce temps épouvantable. Il est vrai que je n’avais pas pensé à votre ouvrière, à vos housses, à votre passion pour la campagne, à l’agrément de votre voisinage, et enfin mille autres raisons qui vous empêchent de revenir à Paris, et de penser que vous y avez une amie entièrement seule, et fort triste, comme vous devez le croire, de cette longue absence3. Il aurait été au moins généreux à vous de lui écrire plus tôt pour lui faire part de votre prolongation à la campagne, pour calmer ses inquiétudes et la consoler un peu de ne pas être avec vous, mais vous avez bien autre chose à songer, ma foi !!! Vous connaissez du reste ma tendresse quand même, et vous savez aussi qu’elle ne résiste pas aux moindres preuves de votre affection pour moi : ainsi ma rancune passée, je suis enchantée p.2 que vous vous plaisiez autant dans votre villa, que votre santé s’en trouve aussi bien, et que vous ayez employé votre temps d’une manière aussi utile. Je ne suis pas égoïste, mon ami, et si vous êtes satisfait, je le suis aussi, seulement j’ai le cœur encore blessé et profondément triste de n’avoir pas été la première dans votre pensée ; vous n’avez donc pas senti que je vous attendais, et que j’avais besoin de votre souvenir et de vos consolations ? Aujourd’hui, je ne sais pas encore le jour positif de votre retour, mais vous attendez pour vous décider, le conseil de vos femmes 4, et lorsque l’ouvrage sera enfin terminé, vous me reviendrez, et je n’ai pas besoin de vous exprimer le bonheur que j’aurai à vous revoir ! J’espère que je serai la première à vous féliciter sur votre embonpoint et votre bonne mine. J’aurai aussi bien des choses à vous dire, et vous aurez bien des pardons à me demander. Vous m’écrirez aussitôt ce que vous désirerez.

M. Gaultron m’a dit, jeudi dernier, qu’il vous avait écrit chez vous à Paris, ne sachant pas votre adresse à la campagne ; c’est au sujet d’un atelier d’élèves qu’il a trouvé à louer, et il serait nécessaire qu’il eût une prompte réponse5. Ce pauvre garçon est bien changé ! Et je ne conçois pas comment une indisposition ait pu le mettre dans cet état : je soupçonne (moi seule, et que ceci soit bien entre nous) que son nouveau quartier lui aura donné bien des tentations, et qu’il y aura succombé : cela promet p.3 pour les personnes qui vont habiter ce lieu de perdition !!!

Si j’avais eu une occasion, et je l’ai regretté, je vous aurais envoyé le nouveau daguerréotype de votre amie, cela aurait été nécessaire, pour vous faire ressouvenir qu’elle est encore de ce monde6 ! Je ne sais si vous serez plus content de celui-là : je trouve la figure plus éclaircie et plus jeune, mais hélas, toujours fort laide !

Je suis fâchée que vous n’ayez pas laissé chez moi votre porte-montre ; on le reprendra et vous en auriez trouvé un autre à votre retour ; envoyez-le moi aussitôt votre arrivée, j’irai de suite le reporter, aussi vous pourrez laisser l’autre à la campagne. Si vous pouviez me rapporter le dernier petit panier (et s’il en vaut la peine) dans lequel je vous ai envoyé vos fleurs, il pourrait me servir pour un autre envoi, un peu plus tard. J’espère que ces fleurs sont devenues belles et grimpantes. Comment donc, cher ami, voulez-vous me refuser le plaisir de vous faire un si menu cadeau7 ? Oh non, n’y comptez pas ! Et si vous n’êtes pas plus aimable une autre fois, je vous en enverrai tant que je vous ruinerai en port de bourriches !

J’ai reçu des nouvelles d’Hortense, d’Ostende où elle est établie ; elle était enchantée de sa nouvelle installation, mais elle doit être fort mécontente de ce temps, ne pouvant pas commencer ses bains. Son mari p.4 a envoyé à M. Dubochet, pour L’Illustration, des dessins et articles ; je pense que cela paraîtra bientôt8. Vous me direz aussi, mon ami, lorsque vous paraîtrez dans ce journal, car je vais m’y abonner, vous pensez combien je m’intéresse maintenant à ce journal.

Notre temps est effroyable, il pleut tous les jours, en vérité je plains les habitants de la campagne, excepté ceux, toutefois, qui résistent à ces désagréments ! Ma santé est très bonne, cependant je dors assez mal, les ouvriers me réveillent dès 5 heures du matin, par un bruit infernal, et puis l’ennui devrait me miner et me maigrir ! J’ai été au spectacle hier, la seule fois depuis notre partie des Français.

Adieu, cher ami, je vous souhaite santé, plaisir, et pour mon compte, votre prochain retour. Je serai bien heureuse de vous revoir, mon ami, nous passons une singulière vie, il faut l’avouer, pour des gens qui s’aiment ? Enfin, il faut de la philosophie dans ce monde, et j’en ai bien besoin : en attendant qu’elle m’arrive, je vous aime, et vous serre contre mon triste cœur.

Consuelo