1827-11-30, de Félicité de Lamennais à Pierre Antoine Berryer.

Que je comprends bien, mon cher ami, ce mélange de dégoût et d'intérêt que vous éprouvez à l'égard de ce qui se passe! C'est un spectacle hideux sans doute, mais c'est un grand spectacle. Il m'est arrivé quelquefois, et toujours avec un serrement de cœur inexprimable, de voir des fous. Mais une société folle, tour à tour idiote et frénétique, et quelquefois l'un et l'autre ensemble, c'est bien autre chose. Les paroles manquent pour rendre l'impression qu'on en reçoit. Vous demandez si cette pauvre aliénée guérira? Je n'en sais rien. Toujours ne sera-ce pas avant que la maladie n ait parcouru toutes ses périodes. Jusque-là il faut prendre patience, à peu près comme M. de Villèle attendant sa majorité. Il serait encore possible qu'elle lui fût donnée par les grands collèges'. Cependant ce sera, dans tous les cas, une majorité si faible en nombre, et la force morale de l'opposition sera si grande, que le changement de ministère me paraît à peu près inévitable. Là-dessus vient la question : Qui est-ce qui le remplacera? Il n'importe, je vous assure; nommez qui vous voudrez, il est impossible que le système ne soit pas libéral au fond, et pour mon compte je préférerais qu 'il le fût bien décidément, plutôt que de languir dans un sot milieu, plus nuisible que tout le reste à la vérité. Nous avons été, depuis cinq ans, plus loin dans le mal que durant les trente années précédentes. Je vois beaucoup de gens s'inquiéter pour les Bourbons : on n'a pas tort; je crois qu'ils auront la destinée des Stuart. Mais ce n'est pas là, très-certainement, la première pensée de la Révolution. Elle a des vues bien autrement profondes; c'est le Catholicisme qu'elle veut détruire, uniquement lui; il n'y a pas d'autre question dans le monde. Aussi vous la verrez clairement au fond de toutes les questions qui vont naître. On remuera de nouveau cette bêtise terrible du gallicanisme, et ce sera sur cette doctrine que la lutte décisive s'engagera. On poussera peu à peu le roi, ou celui-ci ou son successeur, à des actes qui prépareront le schisme, s'ils ne sont pas le schisme même ; et puis le moment où il refusera d'obéir à l'impulsion sera celui de sa chute. D'ailleurs il n'y a point aujourd'hui de pouvoir que les peuples puissent supporter longtemps. Le mariage seul unit irrévocablement : or, il n'existe plus de mariage en politique. La nation et le souverain vivent ensemble, voilà tout.

Il me tarde de voir l'ouverture de la session, car ce n'est que par ce qui se fera et se dira alors, qu'on pourra juger exactement de la position des partis, de leur force respective et de leurs projets, s'ils en ont d'arrêtés. Ce si-là n'est pas de trop, car les hommes qui paraissent conduire ont presque toujours beaucoup moins de part qu'on ne le croit aux événements; ils sont emportés eux-mêmes, et la vraie force qui fait l'avenir réside dans je ne sais quelles idées générales universellement répandues, et dont l'action peut être calculée comme, dans le monde matériel, celle des forces physiques. Mais en voilà bien assez sur ce triste sujet. Je dois vous dire cependant que M. Bizieu du Lézard' est un homme de mérite, plein de conscience, qui ne se vendra point, qu'on n'achètera point, et qui siégera à droite. Plût à Dieu que toute la Chambre lui ressemblât.

Pour vous parler de moi, maintenant, j'en suis toujours à ces malheureuses Réflexions, après quoi viendra la Journée du-chrêtien : de sorte que je ne pourrai pas reprendre mon autre travail avant ta fin de janvier, probablement. La volonté de Dieu. Du reste, je me porte bien, à la faiblesse près. Je me sens usé, mon cher ami; qu'y voulez-vous faire? Ma vie n'est pas douce; elle n'est pas triste, non plus, au delà du moins de ce qu'on doit savoir supporter chrétiennement. Je passe mes jours tout seul, sans autre distraction que celle des .livres. Et, à propos de livres, connaissez-vous les Promessi Sposi de Manzoni? C est un ouvrage à lire; faites en sorte de vous le procurer. Il intéressera Mme Berryer, à qui je demande un souvenir en échange des vœux que je forme -pour son parfait rétablissement. J'espère qu'Arthur travaille bien, et je l'embrasse quand même. Dites à ce cher enfant combien je désire qu'il soit un bon chrétien. Pour vous, cher, je vous presse sur mon cœur avec une tendresse qui ne saurait croître et qui ne s'affaiblira jamais.