Mardi 1
J’ai reçu hier, bonne amie, ta chère petite lettre et je te réponds tout de suite pour te donner de meilleures nouvelles de ma santé. Nous avons eu hier une chaleur excessive qui me promettait de beaux jours pour les études que je veux faire pour mes tableaux de fleurs. Ce matin au contraire, il fait un brouillard très épais qui a l’air de vouloir se changer en pluie ce qui changera encore mes projets de travail.
Tu essaies de me remonter, bonne amie, à l’endroit de la politique2. Comme jusqu’ici le hasard bien plus que toute espèce de combinaisons a fait tourner les choses d’une manière tolérable, je me berce de l’espoir que la Providence agira encore de même : cependant, quand on voit quel abyme nous avions à nos côtés et quelles [p. 2]passions sauvages nous avons encore en face de nous, il est permis de ne pas être tranquille. Cette affaire de Louis Blanc est des plus sottes : si on voulait juger ces gens-là, il fallait que ce fût l’affaire de l’Assemblée. Il est évident que si on les renvoie devant une cour d’assises, on trouvera très peu de jurés en humeur de se poser en martyrs pour les condamner. Il s’en suivra donc probablement un acquittement qui donnera cent coudées à ces messieurs. Il valait donc mieux, dans cette hypothèse, les laisser tranquilles en faisant semblant de croire qu’ils étaient innocents. Voilà ma petite politique de peintre. Il est bien fâcheux qu’on ne me demande pas de temps en temps quelques conseils. Je commence à me trouver propre au gouvernement [p. 3]depuis que je vois que mes prévisions se réalisent souvent et que ce n’est absolument que parce que je raisonne d’après le plus simple sens commun ; j’en conclus par la même raison que nous sommes très mal gouvernés, puisqu’on fait toujours le contrepied de ce que la prudence la plus ordinaire semble conseiller. Pourquoi donc ne puis-je me gouverner moi-même et suis-je toujours tantôt en haut, tantôt au plus bas ?
Tu es ma république et je te donne ma voix. J’irai au commencement de la semaine prochaine te dire que je t’aime et que cela au moins ne varie pas dans mes tergiversations.
Adieu, bonne chérie, je t’embrasse mille fois.
Tu ne m’as pas parlé de ta santé.