1838-10-27, de  Delacroix, Eugène à  Thiers, Adolphe.

Monsieur,

Les journaux vous ont appris peut-être que je viens d’être chargé tout récemment de la décoration de la bibliothèque de la Chambre 1. Ils m’ont informé moi-même de ma bonne fortune dans un moment où j’étais éloigné de Paris, ayant tout à fait oublié cet objet, à cause de l’espèce d’obstination où il me semblait qu’on était de ne pas s’en occuper, quand tout au contraire semblait rendre facile une décision à cet égard. Vous vous rappelez peut-être que vous m’aviez dit espérer que dans le cas où les fonds nécessaires [p. 2] seraient votés, vous consentiriez à me charger de ce nouveau travail. Mais depuis deux ans environ2 que la mesure a été effectivement trouvée praticable, je n’avais plus trouvé le même appui bienveillant et cette main que vous m’aviez tendue avec tant de bonté n’était plus là pour venir en aide à ma fortune3. Après plusieurs vicissitudes dont je ne vous entretiendrai pas parce que je les ignore moi-même, des considérations que je crois bien légères ont fait pencher la balance de mon côté, et ma première pensée a été de me tourner vers vous, Monsieur, comme celui à qui je dois mes premiers, mes seuls remerciements. De retour à Paris depuis quelques jours, je n’ai pu m’informer qu’ici seulement comment je pourrais vous faire parvenir cette lettre que je vous écris avec bien du plaisir et dans laquelle je m’acquitte d’une bien douce obligation.

Vous m’avez offert, par pure amitié pour moi4, une de ces occasions décisives qui ouvrent à un artiste une carrière toute nouvelle et qui [p. 3] doivent l’agrandir nécessairement si elles ne mettent à nu son impuissance. Un esprit tel que le vôtre connaît, du reste, ce charme et cet entraînement de la lutte qui double les forces et élève un homme au-dessus de lui-même. Vous comprendrez donc mieux qu’un autre à quel point je vous suis reconnaissant. Vos rares talents vous ont fait toucher cette borne glorieuse qui est le rêve de tous les cœurs généreux et vos loisirs mêmes sont consacrés à de grandes idées5.

Je ne veux point abuser longtemps des instants d’une vie si bien remplie, mais j’ose m’assurer que vous recevrez avec quelque plaisir cet élan sincère de l’attachement respectueux et inaltérable que je ne cesserai d’avoir pour vous.

Eug. Delacroix

J’ai appris avec bien de la joie que la santé de Madame Thiers 6 était meilleure et je fais des vœux sincères pour que cet état se soutienne à Paris. Voulez-vous lui offrir, ainsi qu’à Madame Dosne 7,[p. 4] l’hommage de mon respect8.