1811-05-02, de Pierre-Joseph Proudhon à Antoine Gauthier.

Mon vieil ami, je mérite bien tes reproches, car je devrais savoir ce que c'est que d'imprimer un livre ; mais un auteur s'imagine toujours qu'il a tout fait quand il a écrit, et que la presse doit aller aussi vite que sa pensée. L'art de Gutenberg n'en est pas encore là. L'impression de mon petit Mémoire a duré cinq semaines et plus : il y avait de quoi enrager. A présent, c'est une affaire finie, et me voilà sous la griffe des critiques. De tous côtés on m'annonce que je ne serai pas ménagé : le vent souffle et le ciel se fait noir ; il y aura du gros temps. Quoi qu'il arrive, au surplus, je n'ai rien à craindre du côté du pouvoir, ce qui est déjà l'essentiel ; quant aux chiens de cour et autres, il y a longtemps que je les connais, et je les attends. Je suis étourdi et téméraire autant qu'homme du monde; mais, quand il s'agit d'imprimer, tu me supposes assez de bon sens pour n'avancer rien qu'à coup sûr, même dans mes plus grands paradoxes. Les radicaux réformistes fulminent contre moi pour quelques mauvaises plaisanteries que je leur adresse; que diront-ils, bon Dieu ! l'année prochaine, quand j'aurai tué leur dada ! Mais laissons approcher la nuée et considérons, observateur tranquille, la marche de l'ouragan. J'ai toujours idée que tout cela se dissipera; on y regarde à deux fois avant d'attaquer un homme qui a bec et ongles, qui frappe fort et qui frappe juste. C'est ce dont tu pourras juger.

Mais, mon cher, mon plus ancien camarade, si des clameurs de coteries, si une conjuration de journalistes écrivassiers parvenaient à me démonétiser aux yeux de cette grosse bête qu'on appelle le public, n'ai-je pas d'avance mon dédommagement dans l'estime des hommes honnêtes, indépendants, qui ne cèdent pas à l'opinion, et dans l'affection de mes amis? C'est une chose dans laquelle je me complais le plus ; aucun homme n'a peut-être autant de vrais amis que moi, et, dans le nombre, d'aussi essentiellement probes, d'aussi pleins de moralité, d'aussi remarquables, même par le talent et la capacité. Avec les habitudes que je me suis faites et mes goûts un peu campagnards, tu sais s'il m'est facile de me consoler des tribulations de la littérature et du métier d'auteur. Quand je quitte ma plume, c'est comme si je changeais de figure : me voilà redevenu compagnon, flâneur, paresseux, aimant à courir et à gouillander, amoureux du café, du cabaret et de la grosse gaieté. Ne suis-je pas fait tout exprès pour donner des coups de fouet à ce troupeau de mâtins qui ne savent happer que les moutons et que hurler contre les loups? Invulnérable du côté de l'amour-propre, puisque je méprise leurs louanges, inattaquable dans ma vie privée, que veux-tu que je craigne ? Je ne suis encore qu'à mon second acte, et je n'ai pas commencé pour reculer. La comédie sera longue, et tel dont je n'ai pas encore parlé recevra tôt ou tard le coup d'aiguillon.

Ce m'est un grand plaisir de causer avec toi, car je ne reçois guère de lettres aussi franches, aussi vives, aussi assaisonnées, que la tienne. En te lisant, je reconnais cette bonne nature franc-comtoise que nos académiciens travaillent à corrompre tous les jours par leur ignorance et leur sottise. Tel que tu te montres toimême, tel je suis. Comme toi, j'ai d'abord senti mon indignation se soulever, en voyant l'hypocrisie, la bassesse, les mensonges, l'ignorance et le charlatanisme de tout ce monde, et j'ai voulu que toute cette verte colère passât dans mon style. J'ai voulu être surtout de mon pays : franc et loyal, mais raisonneur, mordant, caustique, rieur et moqueur, impitoyable pour tous les minus habentes qui s'en veulent faire accroire. Je sais qu'on me reproche de faire trop le bourreau des crânes dans ma polémique; mais, avec un peu de réflexion, on verrait que ce n'est là qu'une tactique, une manière comme une autre de faire valoir mes raisons. Et puis, il y a tant de mollesse, de lâcheté, de papillottage dans les critiques d'à-présent, qu'il est nécessaire d'avoir un cuisinier qui mette un peu de vinaigre et de citron dans ses sauces. Au peste, qu'on me fasse comme je fais aux autres, je ne demande pas mieux; pour tous mes coups de lance je n'ai pas encore reçu une égratignure. Cela m'ennuie.

Tu me demandes des explications sur le mode de reconstituer la société. Je veux te répondre en peu de mots et tâcher de te donner, à ce sujet, des idées justes.

Puisque tu as lu mon livre, tu dois comprendre qu'il ne s'agit pas maintenant d'imaginer, de combiner dans notre cerveau un système que nous présenterons ensuite ; ce n'est pas ainsi qu'on réforme le monde. La société ne se peut corriger que par elle-même, c'est-àdire qu'il faut étudier la nature humaine dans toutes ses manifestations, dans les lois, les religions, les coutumes, l'économie politique; extraire de cette masse énorme, par des opérations de métaphysique, ce qui est vrai ; éliminer ce qui est vicieux, faux ou incomplet, et de tous les éléments conservés ; former des principes généraux qui servent de règles. Ce travail prendra des siècles pour être mené à son complément.

Cela te paraît désespérant; mais rassure-toi. En toute réforme, il y a deux choses distinctes, et que l'on confond trop souvent : la transition et la perfection ou l'achèvement.

La première est la seule que la société actuelle soit appelée à opérer ; eh bien ! cette transition, par quels principes allons-nous la réaliser ? — Tu trouveras la réponse à cette question en combinant ensemble quelques passages de mon second Mémoire; p. 10-11, convertir toutes les rentes, et, en généralisant, abaisser le taux de tous les revenus ; p. 16, réforme de la banque ; p. 28-29, émission de capitaux à petit intérêt, réforme dans les banquiers; p. 33-37, abolition progressive des douanes; p. 179, attaquer la Propriété par l'intérêt; p. 184, id., etc.

Tu conçois qu'un système d'abolition progressive de ce que j'appelle aubaine, c'est-à-dire rentes, fermages, loyers, gros traitements, concurrence, etc., rendrait déjà presque nul l'effet de la Propriété, puisque, si elle est nuisible, c'est surtout par l'intérêt.

Toutefois, cette abolition progressive ne serait qu'une négation du mal, mais point encore une organisation positive. Or, pour ceci, mon cher ami, j'en puis bien donner les principes et les lois générales, mais, seul, je ne puis suffire à tous les détails. C'est un travail qui absorberait cinquante Montesquieu. Pour ma part, je donnerai les axiomes, je fournirai des exemples et une méthode, je mettrai la chose en train; c'est à tout le monde de faire le reste.

Ainsi, crois bien que personne sur terre n'est capable, comme on l'a voulu dire de Saint-Simon et de Fourier, de donner un système composé de toutes pièces et complet, qu'on n'ait plus qu'à faire jouer. C'est le plus damné mensonge qu'on puisse présenter aux hommes, et c'est pour cela que je suis si fort opposé au fouriérisme. La science sociale est infinie : aucun homme ne la possède, pas plus qu'aucun homme ne sait la médecine, la physique ou les mathématiques. Mais nous pouvons en découvrir les principes, puis les éléments, puis une partie, qui ira toujours en grandissant. Or ce que je fais maintenant, c'est de déterminer les éléments de la science politique et législative.

Par exemple, je maintiens le droit de succession, et je veux l'égalité ; comment accorder cela? C'est ici qu'il faut entrer dans l'organisation. Ce problème sera résolu dans le troisième Mémoire, avec beaucoup d'autres. Je ne puis en ce moment te dire tout : il me faudrait vingt pages.

Enfin, si la politique et la législation sont une science, tu comprends que les principes puissent être fort simples, saisissables aux moindres intelligences, mais que, pour arriver à la solution de certaines questions de détail ou d'un ordre élevé, il faut une série de raisonnements et d'inductions tout à fait analogues aux calculs par lesquels on détermine le mouvement des astres. Cela même que je te dis des difficultés de la science sociale sera une des choses les plus curieuses de mon troisième Mémoire, et qui prouvera le mieux ma bonne foi et la nullité des inventions politiques.

En deux mots : abolir progressivement et jusqu'à extinction l'aubaine, voilà la TRANSITION. — L'ORGANISATION résultera du principe de la division du travail et de la force collective, combiné avec le maintien de la personnalité dans l'homme et le citoyen.

Ce que je te dis là te paraîtra peut-être un hiéroglyphe; c'est pourtant l'explication de l'énigme; c'est là que gît tout le mystère ; tu me verras commencer cette application, et tu pourras te dire alors : Pour achever l'oeuvre, il ne faut plus que des hommes et des études.

Tu m'as forcé de me faire pédant dans une lettre familière par une sotte question ; quand je cause avec toi, est-ce donc pour faire la classe? On ne s'explique jamais entièrement en une page sur des choses difficiles, parce qu'il reste toujours plus do doutes à éclaircir qu'onn'a résolu de questions. L'essentiel aujourd'hui est de fixer tes regards sur la Propriété et de résumer tout, la politique intérieure dans la question d'abolition, et la politique extérieure dans celle des douanes. Tout est là ; le reste se corrigera de lui-même... J'ai reçu hier, de M. Blanqui, une lettre charmante, flatteuse, et bien faite pour me donner de l'orgueil. Tu conçois que ce professeur ne peut accepter ma doctrine dans les termes où je la pose ; mais, à part les mots et la timidité qui lui parait naturelle, c'est un homme acquis. — Au demeurant, homme de grand savoir, aimé de tout le monde, et le plus capable organisateur que nous ayons. — Je reçois de temps en temps des témoignages d'estime de la part de personnages éminents qui, sans dire oui, disent : Courage ! Tu comprends !

J'avais envie, en commençant, de causer et goguenarder avec toi ; mais la nature d'auteur revient toujours. C'est ta faute aussi. Pourquoi m'interroges-tu?

Adieu, mon plus ancien condisciple, mon camarade de Rosa. Il ne m'en reste point de ton temps ; et je sons bien à ta lettre que les plus vieux sont encore les meilleurs. »
Tout à toi,

P.-J. PROUDHON.