Paris 12 février 1840.
Mon cher Ackermann, j'avais déjà reçu quelque nouvelle de vous par le canal de Mme Duvernoy, quand votre lettre m'est parvenue. Tous les amis étaient comme moi assez en peine, et nous avions besoin d'un peu de tranquillité.
Je n'ai point encore fait la plupart de vos commissions, parce que votre travail sur l'accent n'est point encore tiré, et que je l'attends pour l'offrir ou l'envoyer de votre part, avec les six exemplaires de l'éloge de d'Olivet, aux personnes que vous m'indiquez. Pour votre caisse de livre, M. Reclam m'a dit que MM. Brockhaus et Avenarius n'avaient reçu de vous qu'une demande, qu'ils n'avaient vu ni livres ni caisse; par conséquent qu'ils n'avaient pu vous rien expédier. M. Reclam se propose, et je l'y ai fortement engagé, de faire emballer les livres et manuscrits que vous avez laissés chez lui, puis de les mettre au roulage pour Berlin. Je ne conçois rien à cette affaire; voyez à cet égard la lettre de M. Reclam.
Pour mon discours, je ne pourrai en remettre à toutes les personnes que vous me désignez ; il ne m'en reste plus qu'une demi-douzaine, déjà destinés; et depuis votre départ, il en a été pour moi de cette brochure comme de mon Mémoire pour le prix de Volney : je n'y pense plus. Ce sera jusqu'au bout mon habitude do laisser mourir de leur belle mort mes rapsodies qui finissent toujours par m'ennuyer autant que personne. Je vous remercie sincèrement de vos bons conseils, et vous dis une fois pour toutes que je n'ai pas si bonne opinion de moi que vous-même; je n'ai pas le loisir de travailler mon style, je suis trop pauvre et trop mal dans mes affaires pour m'amuser à être gent de lettres ; je crois d'ailleurs que l'âge d'or de ce qu'on appelle purement littérature est passé pour jamais. Tant, que l'homme sait peu, il parle nécessairement beaucoup ; moins il raisonne, plus il chante; et quand il n'a rien à dire, il amuse l'oreille par son joli babil. Je suis peu propre à telle besogne, quoique je regrette pourtant de ne pouvoir m'exprimer avec plus de facilité, car j'aurais encore bien des choses à dire. Mais quand elles seraient aussi excellentes que je les suppose, ces choses, quand je les dirais aussi bien que Bossuet ou Voltaire, il me manquerait encore le talent de les faire valoir, car aujourd'hui les portes du Parnasse sont gardées, non par des chérubins, mais par des loups cerviers. Laissons là la littérature et les littérateurs ; je suis fait pour l'atelier, d'où j'aurais dû ne jamais sortir, et où je rentrerai aussitôt que je le pourrai. Je suis épuisé, découragé, prosterné. J'ai été pauvre l'année dernière, je suis, celle-ci, indigent. Mon budget tout réglé, il me restera, à dater du 1er avril prochain, 200 francs pour vivre six mois à Paris, au bout desquels ma condition sera telle que je désirerais de vivre et rester berger. Je nuis comme un lion; si un homme avait le malheur de me nuire, je le plaindrais de tomber sous ma main. N'ayant point d'ennemis, je regarde quelquefois la Seine d'un oeil sombre et je me dis : passons encore aujourd'hui. L'excès du chagrin m'ôte la vigueur de tête et paralyse mes facultés : jepuis travailler et pourtant je travaille toujours pour no pas mourir d'ennui.
Mon travail sur la propriété est commencé; je vous en enverrai le titre et le sommaire dans ma prochaine lettre. J'ai achevé aujourd'hui le premier chapitre qui forme la dixième partie de l'ouvrage. Je compte l'imprimer dans le courant de mai prochain, par souscription, n'espérant pas trouver de libraire et ne pouvant en faire la dépense.
J'ai déjà une cinquantaine de souscripteurs. Deux volumes in-dix-huit.
Le style en sera rude et âpre; l'ironie et la colère s'y feront trop sentir; c'est un mal irrémédiable. Quand le lion a faim, il rugit. Au reste, j'évite le plus que je peux de tomber dans l'éloquence et le beau style; je raisonne, je conclus, je distingue, je réfute : je n'ai plus besoin des secours de la rhétorique, le sujet par lui-même devant intéresser bon gré mal gré, les plus ladres. Sous le rapport philosophique, il n'existe rien de semblable à mon livre. Malheur à la propriété ! Malédiction!
J'ai appris que M. Marquiset, de Besançon, venait de faire une faillite de 1,400,000 francs. Il a quitté le pays. C'était un imbécile, honnête homme au demeurant, dont la déconfiture ne surprend personne. A trente ans, il avait 100,000 francs de patrimoine, un commerce florissant; il fit un mariage d'amour, épousa une Suissesse jeune, belle et sage, avec un million de dot ; mais au lieu de vivre en paix et de faire des enfants à sa femme, il voulut doubler ce million, et le voilà. Vive la propriété !
Il y a eu à Paris, dans le mois de janvier 1840, 70 faillites, dont le passif se monte à 6 millions. Le nombre des faillites, pendant 1839, se monte à 1,014 pour la seule place de Paris, et le passif en dépasse 00 millions. Heureuse propriété!
Le peuple continue à mourir de faim, ou à se faire emprisonner pour vol et vagabondage. On va accorder 500,000 francs de cadeau de noces et autant de rente annuelle au duc de Nemours. Timon a glosé sur ce beau sujet; mais les députés voteront, le peuple paiera et la Cour prendra.
L'autre jour je fus chez M. Cuvier; quelqu'un s'avisa de dire que quiconque ne travaille pas, devrait perdre ses rentes. — Je lui dis : Monsieur, où irions-nous avec ce principe? — Et que trouveriez-vous à reprendre? me dit M. Cuvier. — Moi, rien. Mais si l'on supprime les rentes aux rentiers oisifs, il faut les supprimer encore aux rentiers qui travaillent ; car, s'ils sont payés pour leur travail, ils sont toujours oisifs par rapport à leurs rentes. — Ce fut un bâille— ment universel; votre ami Bourette me regarda du coin do l'oeil et la conversation finit là.
On parle d'insurrection pour le printemps prochain; les uns y croient, les autres non. Les carlistes conspirent et espèrent plus que jamais. Ils veulent se faire anéantir. Beaucoup de gens diminuent leur domestique, d'autres restent à la campagne; la peur commence à gagner, et dans la masse, l'opinion que le
DE P,-J. PROUDHON. 185 gouvernement ne tiendra pas, prend de la consistance.
C'est un pronostic très-fâcheux.
Le frère Droz ne comprend toujours rien à mes affaires, et pourtant il espère : on l'a averti dernièrement de Besançon que je devenais fou. Il m'en a félicité, par la raison, a-t-il ajouté, que cela ne se dit que d'un esprit supérieur. Malheureusement, cette raison est mauvaise par rapport à moi, et il est vrai que sur certains passages de mes lettres on doit trembler pour ma tête. Hé! Dieu de mon âme, c'est que je m'apprète à faire trembler les autres.
Bergmann m'a écrit ; il goûte mes idées et il m'encourage. Que n'êtes-vous riches tous deux! Que Fallût et votre Vernet ne sont-ils là! j'oublierais mes angoisses et peut-être ferais-je quelque chose de passable. Mais non, il faut que je tue, dans un duel à outrance, l'inégalité et la propriété. Ou je m'aveugle, ou elle ne se relèvera jamais du coup qui lui sera bientôt porté.
Je remarque en moi un phénomène psychologique particulier et que je vous prie de vérifier sur vousmême : le peu que j'ai su de langues anciennes et vivantes s'efface de mon esprit comme un songe ; en même temps, il me semble que la forme catégorique de mes idées devient de plus en plus française, à tel point que, si ce n'était la réflexion et ma propre expérience, expérience, no concevrais pas que l'on pût parler autrement qu'en français. En rhétorique, je pensais mes narrations en latin; aujourd'hui je pense les auteurs latins et grecs que je lis, en français. Les mots français se concrètent pour ainsi dire dans mon entendement; les mots latins, grecs ou hébreux me semblent des hiéroglyphes. Je suis désormais hors d'état d'apprendre une langue. Hâtez-vous donc, apprenez l'allemand : parler deux langues c'est avoir deux âmes et deux esprits. Quand vos idées seront élaborées et fixées, votre esprit ne pourra plus admettre d'autres signes articulés que ceux avec lesquels il les aura conçues et exprimées : c'est ce qui m'arrive aujourd'hui. Dans deux ans, pour me faire apprendre une langue, il faudra me faire tout oublier ou me casser la tète. Voilà aussi pourquoi les langues s'apprennent mieux dans la jeunesse : ce n'est pas seulement parce que la mémoire est plus fraîche, c'est surtout parce que les idées s'acquièrent avec les mots, et qu'un peu plus tard l'étude des langues n'est plus qu'une froide synonymie.
Je vous prie de ne m'écrire, comme je le fais pour vous, que par occasion ; un port de 2 francs me gène. Quand je serai riche, je vous en préviendrai par une lettre franco. Je vous embrasse de tout mon coeur.
Adieu.
P.-J. PROUDHON.