[p. 1] Champrosay, 17
J’ai reçu hier soir, chère amie, ta bonne petite lettre : je t’envoie quelques petits mots de tendresse en attendant le bonheur de te revoir. J’espère que tu ne m’en as pas voulu de mon escapade improvisée1. Je m’en trouve bien : je ne mets pas le pied dehors à partir du moment où le soleil se couche et cela arrive comme tu sais de fort bonne heure à présent. La campagne est beaucoup plus belle dans ce moment, au moins suivant mon goût. La nature vous fait ses adieux et semble y mettre de la coquetterie. J’ai le regret de ne pouvoir en jouir beaucoup attendu que les jolies promenades de la forêt sont un peu loin de chez moi et les courses me fatiguent tout de suite. J’ai eu comme tu sais la visite de notre [p. 2] cher ami Vieillard 2. Sa vue m’a fait beaucoup de plaisir et en même temps, je ne dis cela qu’à toi, m’a fort embarrassé et fatigué. Je venais justement de faire une petite course et j’allais me mettre à dormir sur mon canapé quand il est arrivé. Il a fallu être en tête-à-tête jusqu’à 9 h du soir. Je ne parle pas des tribulations pour avoir de quoi dîner dans ce lieu sauvage où on ne peut pas avoir une grappe de raisin à prix d’or, ni une laitue, ni un morceau de pain quand l’heure est passée des boulangers et des vivandiers. Voilà comme est toute la vie. Les rencontres les plus agréables et les plus douces sont altérées par les circonstances les plus sottes. Voilà bien des tours que me joue ma ridicule santé. Quoi de [p. 3] plus naturel pour tout le monde que de recevoir un ami qui vient vous trouver les bras ouverts et vous consacre du temps : Eh bien, ce plaisir-là, il faut encore que je le prenne avec modération. Tu conçois que j’ai surmonté la fatigue que j’avais déjà et cela à plusieurs reprises, jusqu’au moment où il est parti. Aussi le lendemain je n’ai remué ni pied ni patte. Mais à présent je suis en bon état !
Tu as donc encore ton rhume : recours au réglisse, il m’a été très bon cet hiver ; non pas le réglisse à la rose des confiseurs, mais le gros réglisse d’épicier : ceci est très important. Écris-moi comment tu vas. Il a fait cette nuit un orage qui me fait craindre un changement de temps. Si la pluie se fixait, je reviendrais à l’instant. Sinon je resterai un jour ou deux au-delà de la huitaine.
Adieu, bonne et [p. 4] chère et unique amie. Bien que la solitude me plaise, et qu’elle soit même un besoin pour moi, elle ne me distrait pas de l’autre besoin de mon cœur qui est de penser à toi. Au contraire, c’est une de mes meilleures occupations et tu ne te doutes pas que pendant que j’ai l’air de me reposer par ici, mon esprit tourne tout autour de toi, il te voit, il te fait mille tours dont tu ne te doutes pas toi-même. Je t’embrasse donc avec mon esprit en attendant que je sois tout à fait réuni à toi et de corps et d’âme.