Mon cher ami, je suis fort aise que tu me parles d'une chose dont je voulais déjà te parler, et dont je te prie de parler avec Mr Dupleix; je conçois très bien que les démarches de Mr de V. et de nos sindics paraissent extraordinaires, 1º parcequ'elles sont contradictoires avec une lettre que Mr Fabri à écrit à Mr le contrôleur général, et qu'il a fait signer à quelques membres de l'administration, 2º parceque vous ne voyés point à Paris les choses telles qu'elles sont; j'entre en matière.
Pr bien voir la situation actuelle du païs de Gex il faut reprendre dès l'origine l'affaire de son affranchissement.
Les droits de traite, et de gabelle ne rendaient presque rien tous frais faits aux fermiers généraux, et ruinaient ce païs. Ces droits ne rendaient que peû de chose parceque les fermiers généraux étaient obligés d'entretenir une armée de commis pour garder ce païs qui est tout ouvert du côté de la Suisse, de Geneve, et de la Savoye. Il faut observer en même temps que ce même païs ne communique avec la France que par deux seuls débouchés. Il s'ensuivait de là que malgré le grand nombre des surveillants il était assez aisé de les éviter pour être tenté de faire la contrebande du sel qui présentait un gain énorme à faire. Cependant ces mêmes droits ruinaient le païs parcequ'il y avait toutes les années beaucoup de païsans saisis, et entrainés dans les prisons; que les bestiaux, et les attelages de ces malheureux étaient vendus pour paier les amandes; que leurs terres restaient ensuite en friche, et que souvent même ils s'expatriaient. C'était par conséquent une cause toujours renaissante de dépopulation, et un principe affreux de destruction pour cette petite province qui ne peut être assimilée à aucune autre portion du Royaume de France, ni à raison de sa position, ni à raison de sa culture puisque proportion gardée nulle part il y a autant de bestiaux, et nulle part la consommation du sel ne peut autant augmenter, où diminuer à raison de son prix.
Au mois de jer 1776 nous avons été délivrés des employés des fermes moyennant une somme de 30 m. livres. Les lettres patentes nous donnent en propres mots la liberté de nous pourvoir de sel où nous voudrons, et autorisent nos états à faire l'imposition, le recouvrement, et le payement de la somme susditte de 30 m. livres.
J'ai dit plus haut que la province doit sept où huit mille livres d'inthérest, il lui faut une somme égale encore à peû près pr l'entretien des ponts, et chaussées, il faut enfin qu'elle trouve une somme de 45 m. livres.
Pour te convaincre qu'il est impossible d'imposer cette somme entière sur les terres, il me suffit de te dire que la somme totale que nous payons pour nos deux vingtièmes est d'environ 20 m. livres. Si on nous en impose encore 45 mille nous payerons donc 6/20 & 1/90èmes sans parler de la taille, et de tous les autres impost dont le laboureur est chargé; tu sais assez calculer, tu connais assez le païs pour penser avec moi que la somme entière ne peut être imposée sans nous surcharger horriblement. Mais il se présente un moyen tout simple de nous délivrer d'une partie de ce fardau. Je te prie de faire bien attention à ceci, c'est le fonds de l'affaire. Rappellons nous que lorsque les habitants du païs de Gex faisaient une contrebande également dangéreuse pour eux, et préjudiciable aux inthérest du roi, ils allaient acheter en Suisse du sel à 3s la livre poids de 18 onces. Si les états du païs ne trouvent pas des moyens de se procurer du sel, nos habitants continueront de se pourvoir de sel en Suisse en détail au même prix de 3s la livre. Mais ce prix quoique modéré est triple de celui que cette denrée à réellement, et intrinsèquement. Le souvrain de Berne fait sur la revente des sels un bénéfice qui est un impôt léger pour ses sujets, impôt que le souverain perçoit sans peine en vendant cette denrée au dessous du prix auquel les états voisins le distribuent. Si nos habitants achètent en détail leur sel en Suisse ils payeront donc réellement un impôt au païs étranger, outre ceux qu'il payent au roi. Mais si nos états achètent du sel à 6lt le quintal poids de 18 onces, il s'ensuivra de là que l'habitant du païs ne sera point obligé d'aller en Suisse chercher son sel, le trouvant chez lui au même prix, et payera par cet achat même une partie de l'indemnité. Tu vois encore un autre avantage pour le Royaume, c'est qu'en achetant en gros le sel 2 tiers meilleur marché, il sortira du Royaume les 2/3 moins d'argent.
Chaque individu ayant par l'art. 3 de nos lettres patentes le droit de se pourvoir de sel où il voudra, et même d'en faire le commerce, peut-il être mis en doute que les états n'ayent le même droit dont jouït chaque particulier? Le états ne prétendent assurément pas s'arroger un droit exclusif, il veulent tâcher d'avoir la préférence pour les achats, et ils l'obtiendront pour le débit par le prix auquel ils le vendront, et l'usage avantageux au païs qu'ils feront du bénéfice qu'ils y trouveront.
Je connais la façon de penser de tous mes compatriotes, je peux parler au nom de tous, nous aimons, et nous honorons infiniment Mr Dupleix; et c'est par l'extrême confiance qu'on a en lui, que nos administrateurs se sont adressés à lui pour faire casser le marché de Rose, et punir cet homme non pas d'avoir acheté du sel en Suisse ce qui lui était bien permis, mais de l'avoir acheté pour lui, et d'avoir dit à Berne qu'il l'achetait pour le compte du païs. Lorsque la lettre de Mr de Vergennes est arrivée à Berne, le marché était déjà cassé.
Je dois te répondre aussi, mon ami, sur ce que tu me dis des versements à craindre dans le Royaume.
1º le commerce du sel entre les mains des états aura de plus justes bornes qu'entre les mains des particuliers; les administrateurs prendront des measures pour empêcher tout versement.
2º ces versements sont peû à craindre avec les sels blancs de Suisse, parceque ce sel est trop différent du gris qui se consomme dans le Bugey. Ces versements dans le Bugey sont bien difficille puisqu'il faut passer le fort de l'Ecluse pour y entrer, et que nous ne confinons à cette province que par cet angle très aigû. En Comté aucun versement ne peut avoir lieu parceque le sel y est à aussi bon marché qu'ici. Je t'assure d'ailleurs qu'aucun de nos païsans ne songe à faire la contrebande. S'il ressort du sel de ce païs ce sont les Savoyards qui viennent le chercher pour eux même, et qui iraient s'il n'en trouvaient pas ici, en prendre à Copet qui n'est qu'à demi lieüe d'ici.
Tu me diras peut être que nous en devons demander de préférence aux fermiers généraux. A cela je réponds que nous sommes libres d'en prendre où nous voudrons; que nous préférerions d'en prendre en France mais que nous ne voulons pas que ce soit une obligation, que nous ne voulons pas dépendre des caprices des fermiers généraux qui ont été un an sans vouloir nous en donner, et qui ne nous en ont donné au bout d'un an que par ordre du ministère.
Tu vois, mon ami, qu'il serait de la plus grande importance que Mr l'intendant voulût s'intéresser à faire donner un explication à la réquisition faite par Mr de Vergene à Mrs de Berne, et qu'il voulût bien faire dire par cet embassadeur que le roi n'a pas deffendû aux états du païs de profiter de leur secours en cas de besoing; qu'il les a seulement fait prier de rompre un marché fait avec un simple particulier qui même n'est pas du païs de Gex. Tu sens bien que sans cela nous sommes à la merci des Fermiers généraux, et pour le prix, et pour la quantité d'une denrée nécessaire, où bien que nous payerons au païs étranger un impôt en y achetant le sel en détail.
Tu as trop d'esprit, et l'esprit trop juste pour ne pas sentir tout cela; tu as un inthérest à la chose puisque de belles terres t'attendent dans ce païs, tu dois donc être nôtre avocat.
Quant au patron je sais qu'en affaire il fait quelquefois de fausses démarches; je parerai celles qui viendront à ma connaissance.
Adieu, Mon cher ami, je t'embrasse, et je t'aime de tout mon cœur.
Dupuits
Maconex 13 Xbre 1776