1776-12-07, de Charles de Brosses, baron de Montfalcon à M. — Lagros.

Je reconnais bien, à tout ce que me marque votre lettre et à tout ce qui se passe là bas, l'esprit remuant et avide du pays, si âpre à faire des projets sur toute espérance de gain, ainsi qu'à se supplanter les uns les autres.
Ils en feront tant qu'ils parviendront bientôt à faire retirer l'édit de libération; et il aurait déjà été révoqué par m. de Clugny, contrôleur général (qui était prêt à remettre les choses sur l'ancien pied), si je ne l'eusse arrêté et s'il n'eût été autant de mes amis qu'il l'était.

Qu'espère-t-on donc faire de cette énorme quantité de sel à la fois, lorsque les deux mille quintaux tirés de Berne ne sont pas encore à beaucoup près débités, ce qui est déjà fort extraordinaire et répond bien mal aux assurances que l'on m'a fait donner au ministre, que la consommation de trois mille minots, par an, serait à peine suffisante, vu que le pays se peuplerait davantage, et que le bas prix permettrait d'en donner aux bestiaux?

Il m'a fallu lutter six mois contre les fermiers généraux pour en arracher 2500 minots, par la considération qu'il était plus à propos que l'argent du pays fût versé en France qu'à Berne et à l'étranger. Voilà qu'au sortir de là, un nommé Roze et compagnie va faire à Berne un autre marché de six mille minots, action d'un fort mauvais patriote assurément et fort dommageable au pays.

Tout le monde crie là contre. Nous nous employons, m. l'intendant et moi, auprès de mm. de Vergennes, à la Cour et en Suisse, pour le faire casser, et il l'est. On sait d'ailleurs combien m. Turgot avait déjà trouvé mauvais, malgré la nécessité pressante, le premier marché de deux mille minots avec les Bernois. Et voici que m. de Voltaire envoie m. de Crassy, son ambassadeur en Suisse, pour prendre, sous le nom du pays, ce même marché de six mille minots, déjà cassé et désapprouvé! Dites moi donc, je vous prie, ce que l'on veut faire de tant de sel à la fois, comment on en aura le prompt débit pour le recouvrement des deniers, et où le pays prendra tant d'argent pour payer ensemble les Bernois, les fermiers généraux vendeurs de sel, les charges publiques et intérêts dus par le pays, et le prix échu de l'abonnement d'un traité de libération horriblement cher, fait avec la plus grande étourderie, sans aucune précaution préalable sur les fournitures du pays à l'avenir, comme on l'a vu par toutes les peines qu'il a fallu que je me donnasse depuis pour le rectifier tant bien que mal.

Mais, dites vous, m. de Voltaire offre de prêter l'argent pour le payer, et même pour payer l'abonnement. Voilà un beau profit pour le pays! Ne faudra-t-il pas rendre tout de même le capital et payer l'intérêt? Etrange manière d'administrer que d'emprunter tous les ans des capitaux pour payer les impositions annuelles!

Le but de m. de Voltaire est fort clair: c'est celui d'un homme qui voit qu'on va taxer dans le rôle prochain ses fonds et son industrie de Fernex, et qui croit avoir imaginé un moyen de prévenir sa taxe. Car il lui importe peu, à son âge, que, les dettes du pays se trouvant accumulées dans quelques années d'ici, les rôles des taxes deviennent nécessairement très forts, pourvu qu'on n'en fasse point d'ici à quelque temps.