1776-12-22, de Guillaume Joseph Dupleix de Bacquencourt à Voltaire [François Marie Arouet].

J'ai reçu, monsieur, les deux lettres que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire les 5 & 10 de ce mois: recevez mes remerciements les plus sincères sur les marques d'attention que vous avez bien voulu me donner à l'occasion de la mort de madame De Magnanville; je suis venu me réunir à cette famille en deuil, & j'ai partagé sa position avec tout l'intérêt que je lui dois.

J'ai conféré plus d'une fois avec monsieur votre neveu, & sur vos lettres & sur tout ce qui se passait dans le pays de Gex; il vous a sans doute instruit de sa façon de penser, & il n'a vu dans mes conversations que le désir sincère d'établir votre nouvelle constitution sur des bases solides, à l'abri de toute critique. MM. les syndics des trois ordres sont convenus avec moi à Bourg de tous les projets; ils s'en sont occupés sans relâche jusque vers la fin de novembre en formant les rôles d'industrie & des nouveaux vingtièmes: d'un autre côté, vous achetiez des fermiers généraux une quantité de sel plus considérable que celle fournie par Berne dans le commencement de cette année; on jetait aussi de hauts cris sur le marché de Rose, & l'on faisait intervenir le ministère pour annuler ce marché. Etait il fort conséquent que, dans ce moment même, on abandonnât tous les plans arrêtés, & que la province sans délibération comme sans aucune autorisation préalable, se substituât au sieur Rose, lorsqu'elle venait de se pourvoir de 2300 minots de sel de France, & sans qu'elle eût même le prétexte de n'avoir pas de sel pour sa consommation courante? On se prévaut de ce que, par la déclaration qui vous rend province étrangère, le sel est devenu parfaitement libre, & qu'on en peut faire commerce; mais cette même déclaration ne porte t-elle pas aussi que les terres supporteront toutes les impositions dont l'agrégation serait accablante, si depuis on n'avait pris tous les moyens pour en diminuer le fardeau, & si le gouvernement ne tolérait pas le profit que vous faites sur la revente du sel que vous a procuré la ferme générale? Cette première clause de liberté indéfinie dont tout le monde aurait droit de se prévaloir, enlèverait le droit de la province d'ériger à son profit une gabelle plus modérée à la vérité que l'ancienne: (vous savez, monsieur, quelle était à cet égard la façon de penser de m. Turgot), & alors vos impositions auraient augmenté de tout le bénéfice que vous pouvez faire, & qui pourra s'accroître encore à mesure que vous pourrez obtenir une quantité de sel plus considérable, en laissant votre argent en France, & en vous bornant à vos consommations de tout genre qui augmenteront avec votre population; mais encombrer tout à la fois le pays de Gex de 8300 quintaux de sel, se soustraire à toutes les impositions, lorsque les déclarations mêmes, dont on ne prend que l'article qui paraît favorable, les ordonnent textuellement, lorsqu'elles ont été la condition de votre affranchissement, lorsqu'on prend toutes les mesures convenables pour les alléger, lorsqu'enfin toutes ces opérations sont sous les yeux du gouvernement qui les approuve: de bonne foi, est ce agir conséquemment? n'est ce pas retenir tout à la fois la chose & le prix? n'est ce pas suivre en même temps deux routes opposées? Quand on a traité avec Berne, n'a t-on pas trouvé des formes établies, des commissaires, un conseil des vingt cinq, un conseil des deux cents; & dans le pays de Gex, au moment même que je suis en correspondance avec mm. les syndics, que je mets sous les yeux du ministre de nos finances & que je soumets à sa décision le résultat des conférences que j'ai eues avec vos représentants, on députe à Berne pour se livrer à des spéculations toutes différentes. Voilà mes réflexions, monsieur, puisque vous me les demandez, & je les transmets avec une franchise dont je ne me départirais jamais: j'aurais pu éluder ces longues discussions, mais l'intérêt véritable que je ne cesserais de prendre au pays de Gex ne me laisse aucune crainte sur toutes les explications qu'on peut désirer de moi.

Vous me mandez, monsieur, que votre pays vous paraît bien chétif quand vous relisez la défense de Pondichéry & la réception que mon oncle y fit à Monsaphersinque & à Chandazacb, mais vous oubliez que le pays de Gex compte au nombre de ses colons un des hommes les plus célèbres de la France.

J'ai l'honneur d'être avec un très parfait attachement, monsieur, votre très humble & très obéissant serviteur.

Dupleix