1776-12-01, de Louis Gaspard Fabry à Guillaume Joseph Dupleix de Bacquencourt.

M.,

Vous auriez de la peine à croire ce dont je vais avoir l'honneur de vous informer, si vous n'étiez déjà prévenu des projets de m. de Voltaire, de l'ambition qu'il a de gouverner le pays de Gex et d'en rendre l'administration indépendante de votre autorité; la réponse que j'ai faite à sa lettre, et que j'ai eu l'honneur de vous communiquer, lui a fort déplu.
Il ne peut souffrir que les états vous consultent, prennent vos ordres et les attendent, quand il s'agit, dit il, de faire le bien du pays, de soulager le peuple et de le décharger d'un impôt aussi onéreux qu'est celui de l'indemnité à la ferme générale. C'est ce qu'on ne cesse de dire et de rebattre. Ses deux aides de camp, mrs Després de Crassier et Rouph Varicourt, sont allés de village en village, de maison en maison, répéter ces propos et porter un écrit qu'ils ont fait signer aux syndics et conseillers du clergé, de la noblesse et du tiers état, aux officiers du bailliage et à plusieurs notables, par lequel m. de Voltaire est autorisé à commettre qui bon lui semblera pour aller à Berne, demander la révocation du traité du s. Rose, et en faire un semblable pour le compte, et au profit de la province. Ce premier écrit a été suivi d'un autre sous la date du 29e 9bre dernier, signé de mrs Castin, Bosson et Ancian, syndics et conseillers du clergé, et de mrs de Verny, de Menthon et Sedillot, syndics et conseillers de la noblesse, par lequel ils ont député, sans l'aveu du tiers état, m. Després de Crassier à Berne, pour remercier la république de 2000 quintaux de sel qu'elle a bien voulu accorder au pays de Gex, au printemps dernier, au prix de 6lt le quintal, et lui en demander 6000 quintaux au même prix. C'est de m. Emery, syndic du tiers état, dont je tiens ces détails; il a tenu et lu ces deux écrits; il a eu la facilité de signer le premier, n'ayant pu, dit il, se défendre des instances trop vives qui lui ont été faites, mais il s'est refusé à donner sa signature au second, jusqu'à ce qu'il m'eût été présenté et que je l'eusse signé, ce qu'on n'a pas jugé à propos de faire ni de me proposer. M. Emery doit vous écrire, m., par ce même courrier pour vous informer lui même de tout ce qui s'est passé. Il vous apprendra que m. Rouph Varicourt lui a dit que m. de Voltaire compte si fort sur le succès du voyage de m. de Crassier à Berne, et sur le bénéfice de la revente du sel, qu'il obtiendra, qu'il a déjà envoyé à m. de Verny des assurances d'un prêt de 30000lt à 4 p.% au premier janvier prochain pour payer l'indemnité de la ferme générale.

Cette conduite de m. de Voltaire, de mrs Després Crassier et Rouph Varicourt, des officiers du bailliage et des syndics du clergé et de la noblesse du pays, prête matière à bien des réflexions, toutes plus intéressantes les unes que les autres.

1º. Il est inconcevable que m. de Voltaire, instruit des dispositions de l'arrêt du conseil du 12 avril dernier, par lequel l'administration du pays de Gex a été subordonnée à votre autorité, entreprenne œuvre de l'en soustraire, et qu'il ne veuille voir aucun des inconvénients qui sont si palpables dans son projet de faire le commerce et la contrebande du sel, et de payer l'indemnité de la ferme générale avec le gain qui en proviendra.

2º. Le voyage que m. Després de Crassier a fait à Berne pour demander, sans autorisation du ministère, sans vocation ni mission quelconque, une très grande quantité de sel, ses démarches depuis son retour, ses menées secrètes, ses propos séditieux et ceux du s. Rouph Varicourt, son beau-frère, pour séduire et surprendre les administrateurs et les personnes notables du pays, méritent sans doute toute l'animadversion du gouvernement.

3º. Il serait difficile de justifier l'inconsidération de m. Duval, lieutenant général, et de m. Rouph, procureur du roi du bailliage de Gex, qui, sans avoir aucune part à l'administration de la province, se sont unis sans droit, sans autorité aux syndics des trois ordres, pour autoriser m. de Voltaire à envoyer un député à Berne, à l'effet de demander du sel dont la province n'a pas besoin et dans l'unique vue d'en faire la contrebande au préjudice des gabelles du royaume.

4º. Quant aux syndics et conseillers du clergé et de la noblesse, ont ils pu se dissimuler l'inconséquence de leur conduite et le blâme qu'ils encourraient, en condescendant si servilement aux volontés de m. de Voltaire? Ont ils pu se permettre de signer en l'absence les uns des autres, sans permission du ministère, sans délibération des trois ordres, sans le concours du tiers état, un acte dressé au château de Fernex pour une députation dont l'objet est si formellement opposé aux représentations qu'ils ont faites dernièrement à m. le contrôleur général, à m. le p. président et à vous, m., sur les inconvénients et le danger du traité du s. Rose et la necessité d'en empêcher l'exécution? Si ce traité était nuisible à la province et préjudiciable aux fermes du roi, ne le serait il pas autant en passant dans les mains des administrateurs du pays?

Je soumets, m., toutes ces observations à vos lumières et à votre sagesse; je ne sais quel parti il faut prendre, mais il me paraît indispensable d'en prendre un un peu violent et qui soit prompt, pour interdire une bonne fois pour toutes, à m. de Voltaire toute part à l'administration de la province, pour réprimer les démarches audacieuses de mrs Després de Crassier et Rouph Varicourt, son beau-frère, pour faire connaître aux officiers du bailliage, qu'en s'initiant à l'administon du pays, ils usurpent une autorité qui leur est étrangère, et enfin pour ramener les syndics du clergé et de la noblesse aux règles et aux principes d'une sage administration qu'ils ont oubliés d'une manière si répréhensible.

Je suis &a

P. S. M. de Crassier doit être parti ce matin pour Berne.

Il serait sans doute bien nécessaire de défendre aux syndics des trois ordres de prendre aucune déliberation, de former aucune assemblée dans des maisons particulières et hors la salle commune des trois ordres.