1776-12-10, de Voltaire [François Marie Arouet] à Jean Charles Philibert Trudaine de Montigny.

Il faut que cette fois cy je vous amuse ou je vous ennuie par le récit des tribulations de vôtre petite province de Gex.
Cette historiette sera pour M: de Fourqueux comme pour vous, après quoi je vous suplierai de jetter au feu ma rélation.

Dès le commencement de cette année nos Seigneurs des Etats de Gex songèrent à faire un fond qui pût fournir trente mille francs à nos Seigneurs des fermes générales, et tremblèrent. Le parlement de Dijon dont un membre principal, originaire du païs de Gex, y avait acheté beaucoup de biens ruraux, avait en conséquence déterminé le parlement à faire au Roi des remontrances, et dans ces remontrances on avait suposé que l'industrie du païs de Gex était d'un raport infiniment plus grand que le fond des terres. Sur ce faux exposé, Le Roi avait donné une déclaration par laquelle l'industrie paierait le tiers de ce que paieraient les terres, pour completter la somme de Trente mille francs due à la ferme générale, et pour acquitter d'autres dettes de la province.

Il fallait donc trouver pour dix mille francs d'industrie dans un pais où il n'y en eut jamais pour dix écus avant que j'eusse la témérité d'y appeller des artistes, et d'y bâtir des maisons.

Une partie de mes artistes, effraiés du bruit qui courait qu'on allait les taxer commença par s'enfuir. On ne trouva parmi ceux qui restèrent à Ferney qu'environ Cinq cent Livres, et dans le reste de la province prèsque rien.

Nos pauvres Etats étaient extrêmement embarassés, et tous nos colons mouraient de peur. Ils étaient tout accoutumés à jouir du plaisir de la franchise. Il y avait des cabarets à l'enseigne de la franchise, les femmes commençaient à porter des rubans à la franchise.

Pour rendre notre franchise parfaite un déserteur de la légion de Condé nommé Rose, aujourdui votre garde magazin à Versoi s'associa il y a deux mois avec un Brémond, commis de m. Fabri, maire, subdélégué, sindic, trésorier, ayant la poste de Versoy. Ces deux associés transigèrent avec la chambre des sels à Berne et en achetèrent six mille quintaux de sel à bon marché pour le revendre un peu plus cher à Gex afin que le pays n'en manquât pas. Les pauvres gens du pays de Gex, et surtout quelques sindics furent effraier de ce monopole, et ils poussèrent l'indiscrétion de leurs plaintes jusqu'à se figurer que M. Fabri donnait dans cette affaire une protection trop marquée à son commis.

Les états alors me firent l'honneur de s'adresser à moy. Ils me chargèrent d'obtenir pour eux des états de Berne la même faveur que le commis et le déserteur avaient obtenue et de plus de leur prêter dix mille écus pour payer les fermiers généraux.

Ils consultèrent habilement mr Fabri, qui leur conseilla plus habilement de demander la permission au ministère.

Le fruit de tant d'habileté a été que le ministère a prié Mrs du conseil de Berne de ne donner de sel ni à Rose ni à nos sindics, et que je ne leur ai point prêté d'argent par une raison péremptoire, c'est que je n'en ai plus et que tout est en pierres de taille, en mortier et en solivaux. Nos pauvres sindics sont tout confondus.

Les fermiers généraux crient que notre petite province de Gex a voulu se faire contrebandière, et acheter du sel suisse pour le revendre en France. Les sindics disent que c'est la faute du déserteur Rose, et de son conseil. Tous ont un pied de nez. Nos états de la vaste province de Gex gouverneront mieux une autrefois leurs grandes affaires politiques.

J'ay cru Monsieur vous devoir cette relation fidèle de nos sottises. J'ose me flatter que vous pardonerés à la simplicité de nos sindics et à la bavarderie d'un vieillard qui radote. Que ne sui-je auprès de vous! que ne pui-je vous faire ma cour, et vous parler de Shakespear qui radote encor plus que moy?

Agréés monsieur le respect, la reconnaissance et l'attachement du vieux malade.

V.