24e Xbre 1776
Mon cher ami, pour répondre à vôtre Lettre du 17e Xbre je vous dirai d'abord que jamais avant moi un pauvre diable d'homme de Lettres n'avait fait une saisie sur un fermier général.
C'est une des facéties assez extraordinaires de ma ridicule vie. Je ne savais pas que Marchant me dût quarante mille Livres. Je supose que la plus grande partie de ces quarante mille francs, apartient à la succession de Laleu que son successeur Du Tertre liquide actuellement. Quoi qu'il en soit, souffrez que je mette tout entre vos mains, et que je m'en raporte entièrement à vous. Vous pouvez d'un mot empêcher Mr Du Tertre de poursuivre Mr Marchant. Il ne sera pas dit qu'un barbouilleur de papier comme moi ruinera un fermier général.
Il est vrai que je me trouve actuellement un peu embarassé. Un maudit armateur normand nommé Bérard m'emporte dans ce moment cy trente mille francs pour aller faire fortune à Bengale et à Canton. Mr Le Duc De Virtemberg qui me doit actuellement près de cent mille francs, me traitte comme s'il était fermier général. Made De St Vincent me nuit beaucoup auprès du Maréchal de Richelieu. J'ai sept à huit maisons à paier sur le champ. Les ouvriers qui sur ma mine jugent que je mourrai demain, veulent être paiés aujourd'hui. Je m'étais réservé trente six mille livres à Paris chez Mr Du Tertre pour faire aller ma maison de Ferney. Ce Mr Du Tertre me disait toujours que si les maréchaux de France et les fermiers généraux n'avaient pas pitié de moi, il serait difficile de m'envoier de quoi paier mon boucher, et les gages de mes domestiques. Il reste maintenant à savoir quel est le plus à plaindre de Marchant ou de moi. Aiez la bonté, mon cher ami, je vous en prie de daigner arranger tout secundum magnam prudentiam tuam.
Il me parait que le paiement que Marchant propose regarde ma famille beaucoup plus que moi, car selon toutes les règles des probabilités je dois aller rendre mes comptes à Dieu avant que Marchant soit libéré dans ce monde.
Quand vous aurez mis la paix entre Marchant et moi nous vous prierons d'interposer vos bons offices auprès de Mr Dupleix de Bacquencourt. Il a très grande raison de ne pas souffrir qu'on fasse dans le païs de Gex des magazins de sel étranger. Pourquoi donc son subdélégué Fabri favorisait-il tant le déserteur nommé Roze qui fesait venir six mille quintaux de Berne pour son profit particulier? pourquoi criait-il que ce qui était permis au déserteur Rose ne l'était pas aux Etats de la province? pourquoi a t-il fait faire de fausses démarches à ces pauvres Etats pour les accuser après devant le ministère? Mr De Bacquencourt doit être indigné d'une telle conduite. Il faut avouer que Fabri a fait au païs un tort irréparable. Auri sacra fames a tout fait; c'est assez sa coutume.
Puisque vous prenez nôtre Ferney en considération je recommande à Panrier de vous faire une excellente montre, et de tâcher de rétablir sa réputation suprès de vous.
Mille tendres compliments à Madame D'Hornoy, j'embrasse vos enfans mâles et femelles, chrétiens ou non. Portez vous mieux que vôtre inutile grand oncle qui n'en peut plus.
V.