1758-05-24, de Voltaire [François Marie Arouet] à Charles Augustin Feriol, comte d'Argental.

Mon divin ange je vous envoye de la prose.
Vous aimeriez mieux une tragédie. Je le sçais bien, et j'aimerais mieux travailler pour vous que pour l'enciclopédie. Mais entre nous il est plus aisé de faire le métier de Diderot que celuy de Racine. Je vous demande en grâce de lire cet article histoire. Il me semble qu'il y a quelque chose d'assez neuf et d'assez utile. Mais si vous n'en jugez pas ainsi, j'en jugerai comme vous. J'ay plus de foy à votre goust que je n'ay d'amour propre.

Je n'en ay point sur mon portrait, c'est d'amour propre dont je parle. Vous dites que le portrait ne me ressemble pas. Vous êtes la belle Javotte et moy le beau Cleon. Vous croyez donc qu'après huit ans la charpente de mon visage n'a point changé. Je vous jure en toutte humilité que le portrait ressemble. Je le trouve encor bien honnête à mon âge de soixante et quatre ans et si vous vouliez vous entendre avec mon patron d'Olivet pour en faire tirer une copie et la nicher dans l'académie audessous de la grosse et rubiconde face de Mr l'abbé de Berni vous empêcheriez nos amis les dévots de dire qu'on n'a pas osé mettre la mine d'un profane comme moy au dessous de celle du plus gras des abbez. Laleu pairait ce qu'il faudrait, peintre et bordure. J'aurais plus de raisons mon cher et respectable ami de vous demander votre effigie, que vous de demander la mienne. Mais j'espère vous voir en personne. Je ne peux pas concevoir que madame de Groslée ne vous prie pas à mains jointes de venir la voir. Et alors je serai un homme heureux. J'aurais bien des choses à vous dire àprésent; et sur tout sur Le ridicule dont je suis affublé de ne pouvoir venir qu'après la paix. Cette avanture est d'un très bon comique.

Il est vrai mon cher ange que dans les horreurs et les vicissitudes de cette guerre il y a eu des scènes bouffones comme dans les tragédies de Shakespear. Premièrement le roy de Prusse, qui a un petit grain dans la tête, fait un opéra en vers français de ma tragédie de Mérope, en faisant son traitté avec l'Angleterre, et m'envoye ce beau chef d'œuvre. Ensuitte quand il est battu, et que les hanovriens sont chassez d'Hanovre, il veut se tuer, il fait son paquet, il prend congé en vers et en prose. Moy qui suis bon dans le fonds, je luy mande qu'il faut vivre, je le conseille comme Cineas conseillait Pirrus. J'aurais voulu même qu'il se fût adressé à M. le maréchal de Richelieu pour finir tout en cédant quelque chose. Arrive alors l'inconcevable affaire de Rosback, et voylà que mon homme qui voulait se tuer, tue en un mois français, autrichiens, et est le maître des affaires. Cette situation peut changer demain, mais elle est très raffermie aujourduy. Or maintenant je suppose que les autrichiens ont intercepté mes lettres. Y a t'il là de quoy leur donner la moindre inquiétude? n'esce pas le lyon qui craint une souris? qu'ai-je affaire à tout cela, s'il vous plait? Tout le monde je crois souhaitte la paix. Si on empêche de venir dans votre ville tous ceux qui désirent la fin de tant de maux, il ne viendra chez vous personne.

J'avoue que je voudrais que Mr de Staremberg fût bien persuadé que personne n'a plus aplaudy que moy au traitté de Versailles. En qualité de spectateur de la pièce j'ay battu des mains dans un coin du parterre. C'est une chose rare que le roy de Prusse m'ayant tant fait de mal, les autrichiens m'en fassent encore. Patience, dieu est juste. Mais en attendant que je sois récompensé dans l'autre monde, votre ami M. le chev. de Chauvelin l'ambassadeur ne pourait il pas à votre instigation dire un petit mot de moy à cet ambassadeur impérial et Roial? ne pourait il pas luy glisser qu'il y a un barbouilleur de papier qui a trouvé son traitté admirable, et qui désire d'en écrire un jour les suittes heureuses? Ce serait là une belle négotiation. Mr de Chauvelin verrait ce que M. de Staremberg pense. Pour moy je pense que ce monde est fou, et que vous êtes le plus aimable des hommes.

Si vous trouvez l'article histoire passable, voulez vous bien en parler à Didrot secundum magnam prudentiam tuam, car il serait dur de perdre ses peines.