1758-02-26, de Voltaire [François Marie Arouet] à Louis Eugene von Württemberg, duke of Württemberg.

Que fait votre altesse sérénissime monseigneur, où est elle à présent, après tant de vicissitudes?
Vous m'avez donné autant d'allarmes cette dernière campagne, que vous m'avez inspiré de respect et d'attachement depuis longtemps. J'ay reçu des lettres de Mgr le prince de Prusse, et de Mgr le prince Henri, et je n'en ay point reçu de vous il y a six mois. Vous savez cependant si votre gloire, votre sûreté, votre bonheur m'intéressent. Je ne suis pas en peine de gloire, mais tout le reste m'a donné bien de l'inquiétude. J'ay l'honneur d'écrire à votre altesse sérénissime par la voye de Mr Pictet, d'une des meilleures familles de Genève, homme plein de mérite, capitaine d'un régiment d'infanterie suisse. C'est le régiment de Diesback, celuy qui a fait plus que son devoir à la triste journée de Rosback et dans le quel monsieur le capitaine Pictet s'est toujours fait extrêmement considérer. S'il est assez heureux pour être souvent auprès de votre personne et pour se signaler sous vos yeux, ce sera un nouvau protecteur que j'auray auprès d'un prince à qui je voudrais faire ma cour tout le temps de ma vie excepté celuy au quel il est occupé à voir tuer des hommes, et à courir parmy des corps morts. Ne pouraije jamais me flatter Monseigneur que quand le prince aura assez occupé son courage et ses connaissances militaires dans cette guerre funeste, le philosophe en revenant en France daignera passer par ce petit pays roman, par ces bords agréables du lac de Genêve, où elle verrait un ermite qui la recevrait comme Philémon reçut les dieux? Cette route est touttea aussi bonne, et touttea aussi courte qu'une autre; le pays mérite d'être vu par votre altesse sérénissime; et si le plus tendre attachement, le plus profond respect méritent aussi quelque chose, l'ermite regarderait votre passage icy comme un de ses plus beaux jours. Conservez vos bontez pour cet ermite.

V . . . . . .