1761-09-23, de Voltaire [François Marie Arouet] à Pierre Robert Le Cornier de Cideville.

Mon ancien camarade, mon cher ami, nous recevrons toujours à bras ouverts, quiconque viendra de vôtre part.
Il est vrai que nous aimerions bien mieux vous voir que vos ambassadeurs; mais ma faible santé me retient dans la retraitte que j'ai choisie. Je viens de bâtir une Eglise où j'aurai le ridicule de me faire enterrer, mais j'aime mieux le monument que j'érige à Corneille vôtre compatriote. Je suis bien aise que l'indiférent Fontenelle m'ait laissé le soin de Pierre et de sa nièce. L'un et l'autre amusent beaucoup ma vieillesse. Je vous exhorte à lire Pertharite avec attention. Lisez du moins le second acte et quelque chose du troisième. Vous serez tout étonné de trouver le germe entier de la Tragédie d'Andromaque, les mêmes sentiments, les mêmes situations, les mêmes discours. Vous verrez un Grimoald jouer le rôle de Pirrus avec une Rodelinde, dont il a vaincu le mari qu'on croit mort. Il quitte son Edvige pour Rodelinde, comme Pirrus abandonne son Hermione pour Andromaque. Il menace de tuer le fils de sa Rodelinde, comme Pirrus menace Astianax. Il est violent, et Pirrus aussi. Il passe de Rodelinde à Edvige, comme Pirrus d'Andromaque à Hermione.

Il promet de rendre le trône au petit de Rodelinde, Pirrus en fait autant, pourvu qu'il soit aimé. Rodelinde dit à Grimoald (scène 5e du 2d acte),

N'imprime point de tache à tant de renomée etca

Andromaque dit à Pirrus

Faut-il qu'un si grand cœur montre tant de faiblesse?
Et qu'un dessein si beau, si grand, si généreux,
Passe pour le transport d'un esprit amoureux? etc.

Ce n'est pas tout. Edvige a son Oreste. Enfin, Racine a tiré tout son or du fumier de Pertharite, et personne ne s'en était douté, pas même Bernard de Fontenelle, qui aurait été bien charmé de donner quelques légers coups de patte à Racine.

Vous voiez, mon cher ami qu'il y a des choses curieuses, jusques dans la garderobe de Pierre. La comparaison que je pourai faire de lui et des Anglais, ou des Espagnols, qui auront traitté les mêmes sujets, sera peut être agréable. A l'égard des bonnes pièces je ne fais aucune remarque sur laquelle je ne consulte l'académie. Je lui ai envoié toutes mes nottes sur le Cid, les Horaces, Pompée, Polyeucte, Cinna, etca.

Ainsi mon commentaire poura être à la fois un art poëtique et une grammaire.

Il n'est question que du Théâtre, je laisse là l'imitation de Jesus Christ, et je m'en tiens à l'imitation de Sophocle. Vous me ferez pourtant plaisir de m'envoier la description du presbytère d'Enouville. Je ne crois pas que je chante jamais les presbytères de mes curés; je leur conseille de s'adresser à leurs grenouilles, mais je pourais bien chanter une jolie Eglise que je viens de bâtir, et un théâtre que j'achêve.

Je vous prie, mon cher ami, si vous m'envoiez le presbytère de me l'adresser à Versailles chez mr de Chenevières, premier commis de la guerre, qui me le fera tenir avec sûreté.

Made Denis qui joüe la comédie mieux que jamais, et qui est nôtre Clairon, vous fait mille compliments.

On va reprendre encor Oreste à la comédie française. Il est vrai que j'ai bien fortifié cette pièce, et qu'elle en avait besoin; mais enfin, j'aime à voir la nation redemander une Tragédie greque sans amour, dans laquelle il n'y a point de partie quarrée,a ny de roman. Adieu, je vous embrasse.

V.a

Pouriez vous me dire quel est un mr P. T:N. G.à qui Corneille dédie sa Médée?