1761-08-20, de Voltaire [François Marie Arouet] à Pierre Joseph Thoulier d'Olivet.

Vous m'aviez donné, mon cher maître, le conseil de ne commenter que les pièces de Corneille qui sont restées au théâtre.
Vous vouliez me soulager ainsi de mon fardeau, & j'y avais consenti moins par paresse que par le désir de satisfaire plus tôt le public; mais j'ai vu que dans la retraite j'avais plus de temps qu'on ne pense, & ayant déjà commenté toutes les pièces de Corneille qu'on représente, je me vois en état de faire quelques notes utiles sur les autres.

Il y a plusieurs anecdotes curieuses, qu'il est agréable de savoir. Il y a plus d'une remarque à faire sur la langue. Je trouve, par exemple, plusieurs mots qui ont vieilli parmi nous, qui sont même entièrement oubliés, & dont nos voisins les Anglais se servent heureusement. Ils ont un terme pour signifier cette plaisanterie, ce vrai comique, cette gaieté, cette urbanité, ces saillies qui échappent à un homme sans qu'il s'en doute; & ils rendent cette idée par le mot humeur, humour qu'ils prononcent yumor; ils croient qu'ils ont seuls cette humeur, & que les autres nations n'ont point de terme pour exprimer ce caractère d'esprit. Cependant c'est un ancien mot de notre langue, employé en ce sens dans plusieurs comédies de Corneille. Au reste, quand je dis que cette humeur, est une espèce d'urbanité, je parle à un homme instruit, qui sait que nous avons appliqué mal à propos le mot d'urbanité à la politesse, & qu' urbanitas signifiait à Rome précisément ce qu' humour signifie chez les Anglais. C'est en ce sens qu'Horace dit, frontis ad urbanœ descendi prœmia; & jamais ce mot n'est employé autrement dans cette satire que nous avons sous le nom de Pétrone, & que tant d'hommes sans goût ont prise pour l'ouvrage d'un consul Pétronius.

Le mot partie se trouve encore dans les comédies de Corneille pour esprit: cet homme a des parties; c'est ce que les Anglais appellent parts. Ce terme était excellent, car c'est le propre de l'homme de n'avoir que des parties; on a une sorte d'esprit, une sorte de talent, mais on ne les a pas tous. Le mot esprit est trop vague, & quand on vous dit: cet homme a de l'esprit; vous avez raison de demander du quel?

Que d'expressions nous manquent aujourd'hui qui étaient énergiques du temps de Corneille! & que de pertes nous avons faites, soit par pure négligence, soit par trop de délicatesse! On assignait, on appointait un temps, un rendez-vous. Celui qui arrivait au lieu convenu au moment marqué, & qui n'y trouvait pas son prometteur, était désappointé. Nous n'avons aucun mot pour exprimer aujourd'hui cette situation d'un homme qui tient sa parole, & à qui on en manque. Nous avons renoncé à des expressions absolument nécessaires, dont les Anglais se sont heureusement enrichis. Une rue, un chemin sans issue, s'exprimait si bien par non passe, impasse que les Anglais ont imité, & nous sommes réduits au mot bas & impertinent de cul-de-sac qui revient si souvent, & qui déshonore la langue française.

Je ne finirais point sur cet article, si je voulais surtout entrer ici dans le détail des phrases heureuses que nous avions prises des Italiens, & que nous avons abandonnées. Ce n'est pas d'ailleurs que notre langue ne soit abondante & énergique, mais elle pourrait l'être bien davantage. Ce qui nous a ôté une une partie de nos richesses, c'est cette multitude de livres frivoles, dans lesquels on ne trouve que le style de la conversation, & un vain ramas de phrases usées, & d'expressions impropres. C'est cette malheureuse abondance qui nous appauvrit.

Je passe à un article plus important qui me détermine à commenter jusqu'à Pertharite. C'est que dans ces ruines on trouve des trésors cachés. Qui croirait, par exemple, que le germe de Pirrhus & d'Andromaque, est dans Pertharite? Qui croirait que Racine en ait pris les sentiments, les vers même? Rien n'est pourtant plus vrai, rien n'est plus palpable. Un Grimoald dans Corneille menace une Rodelinde de faire périr son fils au berceau, si elle ne l'épouse:

Son sort est en vos mains; aimer ou dédaigner,
Va le faire périr, ou le faire régner.

Pirrhus dit précisément dans la même situation:

Je vous le dis, il faut ou périr, ou régner.

Grimoald dans Corneille veut

Punir sur ce fils innocent
La dureté d'un cœur si peu reconnaissant.

Pirrhus dit dans Racine:

Le fils me répondra des mépris de la mère.

Rodelinde dit à Grimoald:

Comte, penses y bien; & pour m'avoir aimée
N'imprime point de tache à tant de renommée,
Ne crois que ta vertu, laisse la seule agir
De peur qu'un tel effort ne te donne à rougir.
On publierait de toi que le cœur d'une femme
Plus que ta propre gloire, aurait touché ton âme.
On dirait qu'un héros si grand, si renommé,
Ne serait qu'un tyran s'il n'avait point aimé.

Andromaque dit à Pirrhus:

Seigneur, que faites vous? & que dira la Grèce?
Faut il qu'un si grand cœur montre tant de faiblesse!
Et qu'un dessein si beau, si grand, si généreux
Passe pour le transport d'un esprit amoureux?
Non, non, d'un ennemi respecter la misère,
Sauver des malheureux, rendre un fils à sa mère,
De cent peuples pour lui combattre la rigueur,
Sans lui faire payer son salut de mon cœur;
Malgré moi, s'il le faut, lui donner un asile,
Seigneur, voilà des soins dignes du fils d'Achille.

L'imitation est visible, la ressemblance est entière. Il y a bien plus, & je vais vous étonner. Tout le fond des scènes d'Oreste & d'Hermione, est pris d'un Garibald & d'une Edvige, personnages inconnus de cette malheureuse pièce inconnue. Quand il n'y aurait que ces noms barbares, ils eussent suffi pour faire tomber Pertharite, & c'est à quoi Boileau fait allusion quand il dit:

Qui de tant de héros va choisir Childebrand.

Mais Garibald, tout Garibald qu'il est, ne laisse pas de jouer avec son Edvige, absolument le même rôle qu'Oreste avec Hermione. Edvige aime encore Grimoald, comme Hermione aime Pirrhus. Elle veut que Garibald la venge d'un traître qui la quitte pour Rodelinde. Hermione veut qu'Oreste la venge de Pirrhus qui la quitte pour Andromaque:

EDVIGE

Pour gagner mon amour, il faut servir ma haine.

HERMIONE

Vengez-moi: je crois tout.

GARIBALD

Le pourrez-vous, madame, & savez-vous vos forces?
Savez-vous de l'amour quelles sont lex amorces?
Savez-vous ce qu'il peut, & qu'un visage aimé,
Est toujours trop aimable à ce qu'il a charmé?
Non, vous vous abusez, votre cœur vous abuse,&c.

ORESTE

Et vous le haïssez! Avouez-le, madame,
L'amour n'est pas un feu qu'on renferme en une âme,
Tout nous trahit, la voix, le silence, les yeux,
Et les feux mal couverts n'en éclatent que mieux.

Ces idées que le génie de Corneille avait jetées au hasard, sans en profiter, le goût de Racine les a recuiellies, & les a mises en œuvre; il a tiré de l'or en cette occasion de stercore Ennii.

Les raisonneurs sans génie, et qui dissertent aujourd'hui sur le siècle du génie, répètent souvent cette antithèse de La Bruyère, que Racine a peint les hommes tels qu'ils sont, et Corneille tels qu'ils devraient être. Ils répètent une insigne fausseté, car jamais ni Bajazet, ni Xipharès, ni Britannicus, ni Hippolyte, ne firent l'amour comme ils le font galamment dans les tragédies de Racine; et jamais César n'a dû dire dans le Pompée de Corneille, à Cléopâtre, qu'il n'avait combattu à Pharsale que pour mériter son amour avant de l'avoir vue. Il n'a jamais dû lui dire que son glorieux titre de premier du monde, à présent effectif, est anobli par celui de captif de la petite Cléopâtre âgée de quinze ans, qu'on lui amena dans un paquet de linge longtemps après Pharsale.

Ni Cinna ni Maxime n'ont dû être tels que Corneille les a peints. Le devoir de Cinna ne pouvait être d'assassiner Auguste pour plaire à une fille qui n'existait point. Le devoir de Maxime n'était pas d'être sottement amoureux de cette même fille, et de trahir à la fois Auguste, Cinna, et sa maîtresse. Ce n'était pas là ce Maxime à qui Ovide écrivait qu'il était digne de son nom:

Maxime, qui tanti mensuram nominis imples.

Le devoir de Félix dans Polyeucte n'était pas d'être un lâche barbare qui faisait couper le cou à son gendre,

Pour acquérir par là de plus puissants appuis,
Qui me mettraient plus haut cent fois que je ne suis.

On a beaucoup et trop écrit depuis Aristote sur la tragédie. Les deux grandes règles sont que les personnages intéressent et que les vers soient bons; j'entends d'une bonté propre au sujet. Ecrire en vers pour les faire mauvais est la plus haute de toutes les sottises.

On m'a vingt fois rebattu les oreilles de ce prétendu discours de Pierre Corneille: Ma pièce est finie, je n'ai plus que les vers à faire. Ce propos fut tenu par Ménandre plus de deux mille ans avant Corneille, si nous en croyons Plutarque dans sa question: Si les Athéniens ont plus excellé dans les armes que dans les lettres. Ménandre pouvait à toute force s'exprimer ainsi, parce que des vers de comédie ne sont pas les plus difficiles; mais dans l'art tragique la difficulté est presque insurmontable, du moins chez nous.

Dans le siècle passé, il n'y eut que le seul Racine qui écrivit des tragédies avec une pureté et une élégance presque continue; le charme de cette élégance a été si puissant que les gens de lettres et de goût lui ont pardonné la monotonie de ses déclarations d'amour, et la faiblesse de quelques caractères, en faveur de sa diction enchanteresse.

Je vois dans l'homme illustre qui le précéda des scènes sublimes, dont ni Lope de Véga, ni Calderon, ni Shakespeare, n'avaient pas même pu concevoir le moindre idée, et qui sont très supérieures à ce qu'on admira dans Sophocle et dans Euripide. Mais aussi j'y vois des tas de barbarismes et de solécismes qui révoltent, et de froids raisonnements alambiqués qui glacent. J'y vois enfin vingt pièces entières, dans lesquelles à peine y a-t-il un morceau qui demande grâce pour le reste.

La preuve incontestable de cette vérité est, par exemple, dans les deux Bérénice de Racine et de Corneille. Le plan de ces deux pièces est également mauvais, également indigne du théâtre tragique. Ce défaut même va jusqu'au ridicule. Mais par quelle raison est il impossible de lire la Bérénice de Corneille? Par quelle raison est elle au dessous des pièces de Pradon, de Riupéroux, de Danchet, de Péchantré, de Pellegrin? Et d'où vient que la Bérénice de Racine se fait lire avec tant de plaisir, à quelques fadeurs près? d'où vient qu'elle arrache des larmes? C'est que les vers sont bons. Ce mot comprend tout, sentiment, vérité, décence, naturel, pureté de diction, noblesse, force, harmonie, élégance, idées profondes, idées fines, surtout idées claires, images touchantes, images terribles. Otez ce mérite à la divine tragédie d' Athalie, il ne lui restera rien; ôtez ce mérite au quatrième livre de l' Enéide et au discours de Priam à Achille dans Homère, ils seront insipides. L'abbé Dubos a très grande raison; la poésie ne charme que par les beaux détails.

Si tant d'amateurs savent par cœur des morceaux admirables des Horaces, de Cinna, de Pompée, de Polyeucte, de Rodogune, c'est que ces vers sont très bien faits. Et si on ne peut lire ni Théodore, ni Pertharite, ni Don Sanche d'Aragon, ni Attila, ni Agésilas, ni Pulchérie, ni la Toison d'or, ni Suréna, etc., etc., etc., c'est que presque tous les vers en sont détestables. Il faut être de bien mauvaise foi pour s'efforcer de les excuser contre sa conscience.

Quelquefois même de misérables écrivains ont osé donner des éloges à cette foule de pièces aussi plates que barbares, parce qu'ils sentaient bien que les leurs étaient écrites dans ce goût: ils demandaient grâce pour eux-mêmes.

Ce qui m'a le plus révolté dans Corneille, c'est cette profusion de maximes atroces qui a fait dire à des sots que Corneille devait être du conseil d'état. On me dit qu'il a pris ces sentences dans Lucain; et moi, je dis que ces sentences sont encore plus condamnables dans Lucain que dans lui. L'auteur de la Pharsale tombe d'abord dans une contradiction que l'auteur de la tragédie de Pompée ne s'est point permise: c'est de dire que Ptolémée est un enfant plein d'innocence ( puer est, innocua est œtas), et de dire, quelques vers après, que Photin conseilla l'assassinat de Pompée en homme qui savait flatter les pervers et qui connaissait les tyrans.

At melior suadere malis, et nosse tyrannos,
Ausus Pompeium letho damnare Pothinus.

Mais j'ai toujours vu avec chagrin, et je l'ai dit hardiment, que le Photin de Corneille débite plus de maximes fades et horribles de scélératesse que le Photin de Lucain; maximes d'ailleurs cent fois plus dangereuses quand elles sont récitées devant des princes, avec toute la pompe et l'illusion du théâtre, que lorsqu'une lecture froide laisse à l'esprit la liberté d'en sentir l'atrocité.

Je ne m'en dédis point: je ne connais rien de si affreux que ces vers:

Le droit des rois consiste à ne rien épargner;
La timide équité détruit l'art de régner;
Quand on craint d'être injuste on a toujours à craindre,
Et qui veut tout pouvoir doit oser tout enfreindre,
Fuir comme un déshonneur la vertu qui le perd,
Et voler sans scrupule au crime qui le sert.

Vous avez vu très judicieusement, monsieur, que non seulement ces maximes sont exécrables, et ne doivent être prononcées en aucun lieu du monde, mais qu'elles sont absurdes dans la circonstance où elles sont placées. Il ne s'agit pas du droit des rois; il est question de savoir si on recevra Pompée ou si on le livrera à César. Il faut plaire au vainqueur; ce n'est pas là un droit des rois. Ptolémée est un vassal qui craint d'offenser César son maître. J'ai exprimé sans ménagement mon horreur pour tous ces lieux communs de barbarie qui font frémir l'honnêteté et le sens commun. J'ai dit et j'ai dû dire combien sont horribles à la fois et ridicules ces autres vers que nous avons entendu réciter au théâtre:

Chacun a ses vertus, ainsi qu'il a ses dieux.
Le sceptre absout toujours la main la plus coupable.
Le crime n'est forfait que pour les malheureux.
Oui, lorsque de nos soins la justice est l'objet,
Elle y doit emprunter le secours du forfait, etc…

On ne peut dire plus mal des choses plus infâmes et plus sottes. Cependant il y a des gens d'assez mauvaise foi pour oser excuser ces horreurs ineptes. Point de mauvaise cause qui ne trouve un défenseur, et point de bonne cause qui n'ait un adversaire; mais à la longue le vrai l'emporte, surtout quand il est soutenu par des esprits tels que le vôtre.

Si rien n'est plus odieux aux honnêtes gens que ces scélérats de comédies qui parlent toujours de crime, qui crient que le crime est héroïque, que la vengeance est divine, qu'on s'immortalise par des crimes, rien n'est plus fade aussi que ces héroïnes qui nous rabattent les oreilles de leur vertu. C'est un grand art dans Racine que Néron ne dise jamais qu'il aime le crime, et que Junie ne se vante point d'être vertueuse.

Je vous demande bien pardon, monsieur, de vous dire des choses que vous savez mieux que moi.

Corneille ne consultait personne, & Racine consultait Boileau. Ainsi l'un tomba toujours depuis Héraclius, & l'autre s'éleva continuellement.

On croit assez communément que Racine amollit, & avilit même le théâtre par des déclarations d'amour, par ces intrigues d'amour, par ces jalousies d'amour, qui ne sont que trop en possession de notre scène. Mais la vérité me force d'avouer que Corneille en usait ainsi avant lui, & que Rotrou n'y manquait pas avant Corneille.

Il n'y a aucune de leurs pièces qui ne soit fondée en partie sur cette passion. La seule différence est qu'ils ne l'ont jamais bien traitée, qu'ils n'ont jamais parlé au cœur, qu'ils n'ont jamais attendri. L'amour n'a été touchant que dans les scènes du Cid, imitées de Guillen de Castro. Corneille a mis de l'amour jusque dans le sujet terrible d'Œdipe.

Vous savez que j'osai traiter ce sujet il y a quarante-sept ans. J'ai encore la lettre de mr. Dacier, à qui je montrai le troisième acte imité de Sophocle. Il m'exhorte dans cette lettre de 1714, à introduire les chœurs, & à ne point parler d'amour dans un sujet où cette passion est si impertinente. Je suivis son conseil, je lus l'esquisse de la pièce aux Comédiens. Ils me forcèrent à retrancher une partie des chœurs, & à mettre au moins quelque souvenir d'amour dans Philoctète, afin, disaient-ils, qu'on pardonnât l'insipidité de Jocaste & d'Œdipe, en faveur des tendres sentiments de Philoctète.

Le peu de chœurs même que je laissai, ne furent point exécutés. Tel était le détestable goût de ce temps là. On représenta quelque temps après Athalie, ce chef d'œuvre du théâtre. La nation dut apprendre que la scène pouvait se passer d'un genre, qui dégénère quelquefois en idylle & en églogue. Mais comme Athalie était soutenue par le pathétique de la religion, on s'imagina qu'il fallait toujours de l'amour dans les sujets profanes.

Enfin, Mérope, & en dernier lieu Oreste, ont ouvert les yeux du public. Je suis persuadé que l'auteur d'Electre pense comme moi, & que jamais il n'eût mis deux intrigues d'amour dans le plus sublime et le plus effrayant sujet de l'antiquité, s'il n'y avait été forcé par la malheureuse habitude qu'on s'était faite de tout défigurer par ces intrigues puériles, étrangères au sujet. On en sentait le ridicule, & on l'exigeait des auteurs. Les étrangers se moquaient de nous, mais nous n'en savions rien. Nous pensions qu'une femme ne pouvait paraître sur la scène, sans dire j'aime en cent façons, & en vers chargés d'épithètes & de chevilles. On n'entendait que ma flamme, & mon âme; mes feux, & mes vœux; mon cœur, & mon vainqueur.

Je reviens à Corneille qui s'est élevé au-dessus de ces petitesses, dans ses belles scènes des Horaces, de Cinna, de Pompée, &c. Je reviens à vous dire que toutes ses pièces pourront fournir quelques anecdotes & quelques réflexions intéressants.

Ne vous effrayez pas si tous ces commentaires produisent autant de volumes que votre Cicéron. Engagez l'Académie à me continuer ses bontés & ses leçons, & surtout donnez lui l'exemple. Les libraires de Genêve, qui entreprennent cette édition avec le consentement de la compagnie, disent que jamais livre n'aura été donné à si bas prix. Il faut que cela soit ainsi, afin que ceux dont la fortune n'égale pas le goût & les lumières puissent jouir commodément de ce petit avantage. On compte même le présenter aux gens de lettres qui ne seraient pas en état de l'acquérir. C'est d'ordinaire aux grands seigneurs, aux hommes puissants & riches, qu'on donne un ouvrage; on doit faire précisément le contraire. C'est à eux à le payer noblement; & c'est aussi le parti que prennent dans cette entreprise, les premiers de la nation, & ceux qui ont des places considérables. Ils se sont fait un honneur de rendre ce qu'on doit au grand Corneille, près de cent ans après sa mort & dans les temps les plus difficiles.

Je crois même qu'il n'y a point d'exemple dans l'histoire de notre littérature de ce qui vient d'arriver. Figurez vous que deux personnes que je n'ai jamais eu l'honneur de voir, à qui je n'avais même jamais écrit, & que je n'avais point fait solliciter, ont seules commencé cette entreprise, avec un zèle, sans lequel, elle n'aurait jamais réussi. L'une est madame la duchesse de Grammont qui l'a protégée, qui l'a recommandée, a fait souscrire un nombre considérable d'étrangers, & qui enfin n'écoutant que sa générosité & sa grandeur d'âme, a fait pour mademoiselle Corneille tout ce qu'elle aurait fait, si cette jeune héritière d'un si beau nom avait eu le bonheur d'être connue d'elle. Je vous avoue, mon cher confrère, que les pièces du grand Corneille ne m'ont pas plus touché que cet événement.

Notre autre bienfaiteur, le croiriez-vous, est le banquier de la cour, monsieur de la Borde, qui sans me connaître, sans m'en prévenir a procuré plus de cent souscriptions, & c'est une chose que nous n'avons apprise ici que quand elle a été faite.

Pendant qu'on favorisait ainsi notre entreprise, avec tant de générosité sans que je le susse, je prenais la liberté de faire supplier le roi notre protecteur de permettre que son nom fût à la tête de nos souscripteurs. Je proposais qu'il voulût bien nous encourager pour la valeur de cinquante exemplaires; il en prenait deux cents. J'en demandais une douzaine à son altesse royale monseigneur l'infant duc de Parme. Il a souscrit pour trente. Nos princes du sang ont presque tous souscrit. Monsieur le duc de Choiseul s'est fait inscrire pour vingt. Madame la marquise de Pompadour, à qui je n'en avais pas même écrit, en a pris cinquante. Monsieur son frère douze.

Parmi nos académiciens monseigneur le comte de Clermont, monsieur le cardinal de Bernis, monsieur le maréchal de Richelieu, monsieur le duc de Nivernais, monsieur Duclos, monsieur d'Alembert, mr Vatelet, se sont signalés les premiers.

Plusieurs particuliers ont suivi ce noble exemple. Enfin que direz vous, quand je vous apprendrai que monsieur Bouret qui me connaît à peine, a souscrit pour vingt-quatre exemplaires? Tout cela s'est fait avant qu'il y eût la moindre annonce imprimée, avant qu'on sût de quel prix serait le livre.

La compagnie des fermes générales a souscrit pour soixante.

Plusieurs autres compagnies ont suivi cet exemple; cette noble émulation devient générale. A peine le premier bruit de cette édition projetée s'est répandu en Allemagne, que monseigneur l'électeur palatin, madame la duchesse de Saxe-Gotha se sont empressés de la favoriser.

A Londres nous avons eu milord Chesterfield, milord Littelton, monsieur Fox le secrétaire d'état, monsieur le duc de Gordon, monsieur Crawford & plusieurs autres. Vous voyez, mon cher commentateur de Cicéron, que tandis que la politique divise les nations, & que le fanatisme divise les citoyens, les belles lettres les réunissent. Quel plus bel éloge des arts! et quel éloge plus vrai! Autant on a de mépris pour des misérables qui déshonorent la littérature par leurs infamies périodiques, & pour d'autres misérables qui la persécutent, autant on a de respect pour Corneille dans toute l'Europe.

Les libraires de Genêve qui entreprennent cette édition, entrent généreusement dans toutes nos vues: ils sont d'une famille qui depuis longtemps est dans les conseils; l'un d'eux en est membre. Ils pensent comme on doit penser; nul intérêt, tout pour l'honneur. Ils ne recevront d'argent de personne avant d'avoir donné le premier volume. Ils livreront pour deux louis d'or douze ou treize tomes in-octavo, avec trente-trois belles estampes. Il y a certainement beaucoup de perte: ce n'est donc point par vanité que j'ai osé souscrire pour cent exemplaires; c'était une nécessité absolue; & sans les bontés du roi, sans les générosités qui viennent à notre secours, l'entreprise était au rang de tant de projets approuvés & évanouis.

Je vous demande pardon d'une si longue lettre; vous savez que les commentateurs ne finissent point & qu'ils ne disent que ce qui est inutile.

Si vous voulez que je dise de bonnes choses, écrivez moi.