1er avril 1766 à Ferney
Mon cher maître, je ne vous donne pas un poisson d'avril quand je vous dis que je vous aimerai tendrement toute ma vie, et que je vous souhaitte les années de Nestor, et surtout cette santé inaltérable sans laquelle la vieillesse n'est qu'une longue mort.
Cette santé est un bien dont je n'ai jamais jouï, et c'est ce qui me rend la retraitte à la campagne absolument nécessaire. La réputation est une chimère, et le bien être est quelque chose de solide.
En vous remerciant de L'Aléxandre. Il n'y a personne qui ne voulût pancher le cou avec un si beau surnom. Je vous trouve quelquefois bien sévère avec Racine. Ne lui reprochez vous pas quelquefois d'heureuses licences qui ne sont pas des fautes en poësie? Il y a dans ce grand homme plus de vers faibles qu'il n'y en a d'incorrects. Mais malgré tout celà nous savons vous et moi, que personne n'a jamais porté l'art de la parole à un plus haut point, ni donné plus de charme à la langue française. J'ai souscrit il y a deux ans pour une édition qu'on doit faire de ses pièces du théâtre avec des commentaires. J'ignore qui sera assez hardi pour le juger, et assez heureux pour le bien juger. Il n'en est pas de ce grand homme qui allait toujours en s'élevant comme de Corneille qui alla toujours en baissant, ou plutôt en tombant de la chûte la plus lourde. Racine a fini par être le premier des poëtes dans Athalie, et Corneille a été le dernier dans plus de dix pièces de théâtre sans qu'il y ait dans ces enfans infortunés ni la plus légère étincelle de génie, ni le moindre vers à retenir; celà est prèsque incompréhensible dans l'auteur des beaux morceaux de Cinna, du Cid, de Pompée, de Polyeucte eta.
Vous avez bien raison de dire qu'il y a moins de fautes dans Racine, que dans nos meilleurs écrivains en prose. Les belles oraisons funêbres de Bossuet en sont pleines, mais en vérité ces fautes sont des beautés quand on les compare à la pluspart des pièces d'éloquence d'aujourd'hui. Vous savez bien que Louïs Racine, cité par vous quelquefois, a frappé souvent des vers sur l'enclume de Jean, son père. Pourquoi donc a t-il si peu de réputation? C'est qu'il manque d'imagination et de variété; il n'y a rien chez lui de piquant; il n'a pas sacrifié aux grâces; il n'a sacrifié qu'à st Prosper; et quoi qu'il tourne bien ses vers,
Vous voiez que j'ai avec vous le cœur sur les lêvres; voilà cette franchise parisienne que vous avez louée ce me semble, et qui doit plaire à la franchise francomtoise. C'est une consolation pour moi de m'entretenir ainsi librement avec vous. J'ai eu besoin depuis quelque temps de relire vos Tusculanes, et le de natura deorum pour me confirmer dans l'opinion où je suis que jamais philosophe ancien et moderne n'a mieux parlé que Ciceron. J'aime bien mieux ces ouvrages là que ses philippiques qui l'ont fait tuer à l'âge de soixante et trois ans.
Adieu, vivez heureux et longtemps, mon cher maitre, et souvenez vous du mot de vôtre ami Marcus Tullius, non est vetula quæ crédat etc.
V.