1766-09-05, de Voltaire [François Marie Arouet] à François Louis Henri Leriche.

La personne, monsieur, à qui vous avez bien voulu envoyer votre mémoire en faveur du sr Frantet, vous remercie très sensiblement de votre attention. Votre ouvrage est très bien fait, et il serait admirable s'il plaidait en faveur de l'innocence. Mais le moyen de ne pas condamner un scélérat qui parmi quinze ou vingt mille volumes en a chez lui une trentaine sur la philosophie? Non seulement il est juste de le ruiner, mais j'espére qu'il sera brûlé, ou au moins pendu pour l'édification des âmes dévotes et compatissantes. On est sans doute trop éclairé et trop sage à Besançon pour ne pas punir du dernier supplice tout homme qui débite des ouvrages de raisonnements. Il est vrai que sous Louis XIV on a imprimé ad usum delphini le poème de Lucrèce contre toutes les religions, et les œuvres d'Apulée. M. l'abbé d'Olivet, quoique Franc comtois, a dédié au roi les Tusculanes de Cicéron et le De natura deorum, livres infiniment plus hardis que tout ce qu'on a écrit dans notre siécle. Mais cela ne doit pas sauver le sr Fantet de la corde. Je crois même qu'on devrait pendre sa femme et ses enfants pour l'exemple.

J'ai en main un arrêt d'un tribunal de la Franche comté par lequel un pauvre gentilhomme qui mourait de faim fut condamné à perdre la tête pour avoir mangé, un vendredi, un morceau de cheval qu'on avait jeté près de sa maison. C'est ainsi qu'on doit servir la religion, et qu'on doit faire justice.

On pourrait bien aussi, monsieur, vous condamner pour avoir pris le parti d'un infortuné. Il est certain que vous méprisez l'église, puisque vous parlez en faveur de quelques livres nouveaux. Vous êtes inspecteur des domaines, par conséquent vous devez être regardé comme un païen: sicut ethnicus et publicanus.

Je me recommande aux prières des saintes femmes qui ne manqueront pas de vous dénoncer: on dit qu'elles ont toutes beaucoup d'esprit et qu'elles sont fort instruites. Vous ne sauriez croire combien je suis enchanté de voir tant de raison et tant de tolérance dans ce siècle. Il faut avouer qu'aujourd'hui aucune nation n'approche de la nôtre, soit dans les vertus pacifiques, soit dans la conduite à la guerre. Comme je suis extrêmement modeste, je ne mettrai point mon nom au bas des justes éloges que méritent vos compatriotes. Je vous supplie de vouloir bien me faire part du dispositif de l'arrêt lorsqu'il sera rendu.