1761-03-19, de Voltaire [François Marie Arouet] à Pierre Joseph Thoulier d'Olivet.

Vos lettres sont venues à bon port mon très cher maître.
Les veredarii sont exacts par ce qu'il leur en revient quelque chose. Il est vray que j'ay été obligé d'avertir que je ne recevais point de lettres d'inconnus; et vous trouverez que j'ay eu raison quand vous saurez que très souvent la poste m'apportait pour cent francs de paquets de gens discrets qui m'envoyaient leurs manuscrits à corriger ou à admirer. Le nombre des fous mes confrères quos scribendi cacoetes tenet, est immense. Celuy des autres fous à lettres anonimes n'est pas moins considérable: mais pour vous mon cher abbé qui êtes très sage, et qui m'aimez, sachez qu'une de vos lettres est un de mes plus grands plaisirs, et serait ma plus chère consolation si j'avais besoin d'être consolé. Vous parlez de brochures; il y a autant de feuilles dans Paris qu'à mes arbres, mais aussi la chutte des feuilles est fréquente. On en a imprimé une de moy où il est question de vous et de la langue française à la quelle vous avez rendu tant de services. C'est une réponse que j'avais faitte à un Deodati Tovasi, qui disait un peu trop de mal de notre langue.

Je savais que l'archidiacre de Fontenelle et de la Motte était admis, pour compiler, compiler des phrases à notre tripot, et qu'on vous accusait d'avoir molli en cette occasion. Je crois mon cher maître qu'on vous calomnie.

L'abbé Trublet m'avait pétrifié.

Mais pourquoy ne serait il pas de l'académie? L'abbé Cotin en était bien. J'attends l'abbé Leblanc avec une impatience extrème. J'ay une querelle avec vous sur les vers croizez. Je trouve qu'ils sauvent l'uniformité de la rime, qu'on peut se passer avec eux de frères lais et qu'ils sont harmonieux. Licentia sumpta pudenter, n'est pas mal, mais je vous diray à l'oreille que c'est un éceuil. Il y a dans ce genre de vers un Rithme caché fort difficile à attrapper. Si quelqu'un m'imite, il courra des risques. J'aimerais passionément à m'entretenir avec vous de littérature, et à pleurer sur la nôtre. Mais vous vous moquez de moy avec votre banlieue. Il faudrait que je fusse devenu imbécille de quitter les deux lieues de pays que je possède, et où je suis indépendant pour Arceuil ou pour Gentilli. Tenez, tenez, voicy ma réponse dans ce paquet, ad urbem non descendet vates tuus; omittet mirari beatæ fumum et opes strepitum que Paris. Je n'ay eu d'idée du bonheur que depuis que je suis chez moy dans la retraitte; mais quelle retraitte! J'ay quelquefois cinquante personnes à table; je les laisse avec madame Denis qui fait les honneurs, et je m'enferme. J'ay bâti ce qu'en Italie on appellerait un palazzo, mais je n'en aime que mon cabinet de livres, senectutem alunt. Vivez mon cher abbé, on n'est point vieux avec de la santé. Je veux avant de mourir vous adresser une épitre sur le peu d'usage que font nos littérateurs de vos préceptes et de vos exemples. Quel stile que celuy d'aujourdui! Ny nombre, ny harmonie, ny grâces, ny décence. Chacun cherche à faire des sauts périlleux. Je laisse les Gilles sur leur corde lâche, et je cultive comme je peux, mes champs et ma raison.

Mr de Chimene vous remercie. Il a du goust, il étudie baucoup, il a lu vos ouvrages. Il aime mieux votre préface sur natura deorum et votre histoire de la philosophie que les tours de force de Jean Jaques, le quel Jean Jaques mérite la petite correction qu'il a reçue.

Adieu encor une fois.

V.