Aux Délices par Genève, 26 octobre 1760
Vous arrivez monsieur dans ma chapelle de village quand la messe est dite.
Mais nous la recommencerons pour vous. Cette chapelle est un théâtre de Polichinelle où nous jouons des pièces nouvelles avant qu'on les abandonne au bras séculier de Paris. Vous n'aurez qu'à commander et la troupe sera à vos ordres. Vous venez monsieur par un vilain temps dans un pays qu'il ne faut voir que dans le beau temps. Son seul mérite consiste dans des vues charmantes. Vous voulez voir Geneve. Il n'y a que des marchands occupés de gagner trois sous sur le change, des prédicants calvinistes durs et ennuyeux, mais une cinquantaine de gens d'esprit très philosophes. Il n'y vient que des malades pour consulter Tronchin et vous vous portez bien. Les cabarets y sont très mauvais et très chers. Les portes de la ville se ferment à cinq heures, et alors un étranger est embarrassé de sa personne. La campagne est très agréable, mais ce n'est pas au mois de novembre. Vous voyez monsieur que je ne veux pas vous surfaire. Je suis dans ma chaumière. On la nomme les Délices parce que rien n'est plus délicieux que d'y être libre et indépendant. Elle est située sur le chemin de Lyon à une portée de canon de la ville de Calvin. Vous verrez une longue muraille, une porte à barreaux verts, un grand berceau vert sur cette muraille. C'est là mon bouge. Je vous conseille monsieur et je vous supplie d'y descendre, atque humiles habitare casas. Vous ne serez pas logé magnifiquement, il s'en faut beaucoup. En qualité de comédiens, nous n'avons que des loges; et comme reclus nous m'avons que des cellules. Nous logerons vos équipages, vos gens. Personne ne sera gêné. Vous aurez des livres, et, si vous voulez même, des manuscrits que vous ne trouverez point ailleurs. Si vous voulez voir Genève, vous verrez cette ville de vos fenêtres, et vous irez tant qu'il vous plaira. Voilà monsieur ma déclaration et mes très humbles prières. Je ne puis trop vous remercier de l'honneur que vous daignez me faire, et vous savoir assez de gré de votre voyage philosophique; vous vous accommoderez de notre médiocrité, et de notre liberté républicaine. Omitte mirari beatæ fumum et opes strepitumque Romæ. Vous verrez un vieux rimailleur philosophe enchanté de rendre tout ce qu'il doit à un homme de votre mérite.
J'ai l'honneur d'être avec les sentiments les plus respectueux
monsieur,
votre très humble et très obéissant serviteur
Voltaire
Permettez que je présente mes respects à m. de la Michaudière.