1758-01-12, de Voltaire [François Marie Arouet] à Germain Gilles Richard de Ruffey.

Votre souvenir monsieur m'est bien sensible, et vous devez penser que j'applaudis de tout mon cœur au party que vous avez pris d'être entièrement libre.
Si jamais il vous prend fantaisie d'user de cette liberté pour venir voir nos cantons, je tâcherai de vous recevoir un peu mieux que je n'ay fait à Colmar. J'ay une maison assez agréable à Lausane. J'y vois de mon lit ce beau lac, qui baigne cent jardins audessous de ma terrasse, qui forme à droitte et à gauche, un canal de douze lieues, une mer tranquile visàvis de mes fenêtres, et qui arose les campagnes de la Savoye couronnées des Alpes dans le lointain. Le grand turc n'a pas une plus belle vüe, mais le grand turc est jeune, vigoureux et a autant de filles qu'il veut. Sans ce petit avantage, je ne luy envierais rien. Je passe l'hiver à Lausane, nous y jouons la comédie, et quelquefois assez bien. Ensuitte nous allons passer la belle saison dans l'autre hermitage des Délices où nous trouvons la trouppe de Lemoine. Le petit hermitage des Délices me plait encor plus que Lausane. Le paysage est moins vaste, mais baucoup plus pittoresque. Quelques livres dans ces deux retraittes, quelques bouteilles de vin à mr Lebau votre compatriote, et de temps en temps bonne compagnie; voilà de quoy ne pas regretter Paris.

Omitto mirari beatæ
fumum et opes strepitum que Romæ.

Ces retraittes surtout conviennent à un malade qui ne peut guères sortir de chez luy. Si j'avais de la santé je viendrais vous voir à Dijon, mais vous qui vous portez bien vous devriez bien venir faire un pélerinage chez nos bons Suisses.

Adieu monsieur, il n'y a point de Suisse qui vous soit plus sincèrement attaché que l'hermite

V.