1757-06-02, de Voltaire [François Marie Arouet] à Nicolas Claude Thieriot.

Je reçois mon ancien ami votre très agréable lettre du 25 may dans mon hermitage de Monrion au quel je suis venu dire adieu.
On joue si bien la comédie à Lausane, il y a si bonne compagnie que j'ay fait enfin l'acquisition d'une belle maison au bout de la ville; elle a quinze croisées de face, et je verrai de mon lit vingt lieues du beau lac Leman, et toutte la Savoye sans compter les Alpes. Me voilà habitant du pays roman jusqu'à ma mort. Je retourne demain à mes Délices qui sont aussi guaies en été, que ma maison de Lausane le sera en hiver. Madame Denis a le talent de meubler des maisons, et d'y faire bonne chère, ce qui joint à ses talents de la musique et de la déclamation, compose une nièce qui fait le bonheur de ma vie. Je ne vous dirai pas omitte mirari beatæ fumum et opes strépitum que Romæ, car vous êtes trop admirator Romæ et præstantissimæ Montmorenciæ.

Ne manquez pas je vous prie de présenter mes très sensibles remerciements à madame la comtesse de Sandwich. Il faut qu'elle sache que j'avais connu ce pauvre amiral Bing à Londres dans sa jeunesse. J'imaginay que le témoignage de M. le maréchal de Richelieu en sa faveur pourait être de quelque poids. Ce témoignage luy a fait honneur et n'a pu luy sauver la vie. Il a chargé son exécuteur testamentaire de me remercier et de me dire qu'il mourait mon obligé, et qu'il me priait de présenter à M. de Richelieu, qu'il appelle a generous soldier, ses respects et sa reconnaissance. J'ay reçu aussi un mémoire justificatif très ample qu'il a donné ordre en mourant de me faire parvenir. Il est mort avec un courage qui achève de couvrir ses ennemis de honte.

Si j'osais m'adresser à madame la duchesse d'Eguillon je la prierais de vanger la mémoire du cardinal de Richelieu du tort qu'on luy fait en luy attribuant le testament politique. Si elle voulait faire taire sa belle imagination, et écouter sa raison qui est encor plus belle, elle verrait combien ce livre est indigne d'un grand ministre. Qu'elle daigne seulement faire attention à l'état où est aujourdui L'Europe; qu'elle juge si un homme d'état qui laisserait un testament politique à son roy oublierait de luy parler du roy de Prusse, de Marie Terese, et du duc de Hanover? Voylà pourtant ce qu'on ose imputer au C. de Richelieu. On avait alors la guerre contre L'empereur; et l'armée du duc de Veimar était l'objet le plus important; l'auteur du testament politique n'en dit pas un mot; et il parle du revenu de la ste Chapelle, et il propose de faire payer la taille au parlement. Tous les calculs, tous les faits sont faux dans ce livre. Qu'on voye avec quel mépris en parle Auberi dans son histoire du c. Mazarin. Je sçai qu'Auberi est un écrivain médiocre, et un lâche flatteur, mais il était fort instruit, et il savait bien que le testament politique n'était pas du grand et méchant homme à qui on l'attribue.

Présentez je vous prie mes applaudissements et mes remerciments à Gamache le riche qui fait de si belles noces. Il donne de grands exemples qui seront peu imitez peutêtre par ses cinquante neuf confrères. Je suis très flatté que mon fatras historique ne luy ait pas déplu. Il est bon juge en prose comme en vers. Par la raison qu'il est bon faiseur, son suffrage m'encouragera baucoup à fortifier cet essay de bien des choses qui luy manquent. Les Crammer se sont trop pressez de L'imprimer. On ne sait pas à quel point le genre humain est sot, méchant et fou, on le verra, s'il plaît à dieu, dans une seconde édition.

Vous me dittes que cet essay a trouvé grâce devant mesdames d'Eguillon et de Sandwich. La dernière est sans aucun préjugé, la première n'en a que sur le grand oncle de son oncle. Elle devrait bien m'en croire sur ce maudit testament. J'ay examiné tous les testaments, j'y ay passé ma vie. Je sçai ce qu'il en faut penser.

Ce qu'on m'avait dit de l'atroce est une mauvaise plaisanterie qu'on a voulu faire à deux bonnes gens à qui on prétendait faire acroire qu'ils devaient pleurer sur leur patriarche, mais ils l'ont abandonné comme les autres. Nos calvinistes ne sont point du tout attachez à Calvin, il y a icy plus de philosofes qu'ailleurs. La raison fait depuis quelque temps des progrez qui doivent faire trembler les ennemis du genre humain. Plût à dieu que cette raison pût parvenir jusqu'à faire épargner le sang dont on inonde l'Allemagne ma voisine.

J'arrive aux Délices. Il faut que je vous dise un mot de Jeane. Je vous répète que cette bonne créature n'est conüe de personne, elle nous amusera sur nos vieux jours. Je n'y pense guères à présent. Il faut songer à son jardin, et au temporel. Malheureusement cela prend un temps bien prétieux. Je vous embrasse de tout mon cœur.

V.