1752-04-29, de Voltaire [François Marie Arouet] à Claude Étienne Darget.

Les mondains oublient volontiers les moines.
Vous êtes dans les plaisirs, mon cher Darget, à Paris, à Plaisance, à Versailles. Lontano dagli occhi, lontano dal cuore. Vous voilà comme une jeune religieuse qui a sauté les murs, et qui cherche un amant, tandis que les sœurs professes restent au chœur et prient dieu pour elle. Je ne vous dirai pas, omitte mirari beatœ fumum et opes strepitumque Romœ. Je vous dirai au contraire, carpe diem, jouissez. Je ne doute pas que vous n'ayez retrouvé dans monsieur du Verney la solide amitié qu'il a toujours eue pour vous, et que vous n'en goûtiez tous les fruits. Vous voilà dans le sein de votre famille qui vous aime, mais n'oubliez pas que vous êtes aussi aimé ailleurs. J'ai répondu exactement à votre lettre de Strasbourg. J'ai adressé ma lettre chez m. du Marsin, rue Française, près de la comédie italienne. Je serais bien surpris et bien affligé si vous ne l'aviez pas reçue. M. de Federsdorf vient de me rembourser cette bagatelle pour laquelle vous m'aviez donné une assignation sur lui. Notre vie est toujours la même. Vous nous retrouverez tels que vous nous avez laissés, dans la tranquilité, dans la paix, dans l'union, dans l'uniformité. Le couvent est toujours sous la bénédiction du seigneur. Mais comptez que de tous les moines, le plus chétif, qui est moi, est celui qui vous aime davantage, et qui désire le plus véritablement votre bonheur. Songez à votre vessie et à votre bien-être. Nous chanterons un te deumà votre retour. Pour moi j'en chanterai toujours un à basse note et du fond du cœur, quand je vous croirai aussi heureux que vous méritez de l'être.

Je m'occupe à une seconde édition du Siècle de Louis XIV, beaucoup plus ample et plus curieuse que la précédente, et purgée de toutes les fautes qui défigurent celle que je voudrais bien qui n'entrât pas dans Paris. Hesternus error, hodiernus magister. Adieu, mon cher ami; divertissez vous, mais ne m'oubliez pas tout à fait.