1758-01-05, de Voltaire [François Marie Arouet] à Marie Ursule de Klinglin, comtesse de Lutzelbourg.

Eh bien madame monsieur votre fils n'a donc perdu qu'un cheval, et a gagné de la gloire.
Je luy en fais comme à vous madame mon très tendre compliment. Je me flatte qu'il n'a pas été moins heureux dans la bataille qu'on dit que m. le maréchal de Richelieu a gagnée le 26 xbre contre monsieur le prince de Brunswik. J'ay gagné à Potsdam plus de cinquante louis à ce prince aux échecs mais il vaut mieux gagner au bau jeu que M. de Richelieu joue. Je n'ay aucun détail de cette grande journée qui vange l'honneur de nos armes, et qui lave dans le sang hanovrien la perfidie dont on les accuse, et la honte de l'armée de Soubise.

Vous abandonnez donc Marie Terese depuis que le Roi de Prusse bat ses trouppes, reprend Breslau, et a quarante mille prisoniers. Ah madame ne changez pas avec la fortune. Je vous ai vue si bonne autrichienne. Mais surtout ayez soin de votre santé. Faittes comme moy, mon apartement est si chaud que j'y suis incommodé des mouches en voyant quarante lieues de neige. Je me suis arrangé une maison à Lausane qu'on appellerait palais en Italie. Quinze croisées de face en ceintre donnent sur le lac à droitte et à gauche et par devant. Cent jardins sont audessous de mon jardin. Le grand miroir du lac les baigne. Je vois toutte la Savoye au delà de cette petite mer, et par delà la Savoye les Alpes qui s'élèvent en amphitéâtre et sur les quelles les rayons du soleil forment mille accidents de lumière. Monsieur des Alleurs n'avait pas une plus belle vue à Constantinople. Dans cette douce retraitte on ne regrette point Potsdam, et on juge tranquilement les rois.

Avez vous toujours madame de Broumath dans votre isle? Vivez y longtemps heureuse avec elle. Je ne laisse pas de déchifrer votre écriture et j'attends vos lettres avec impatience à Lausane.

Mille tendres respects.

le suisse V.