1758-01-05, de Voltaire [François Marie Arouet] à Charles Augustin Feriol, comte d'Argental.

Le Roi de Prusse en parlant à Mr Mitchel, ministre d'Angleterre, de la belle entreprise de la flotte anglaise sur nos côtes, lui dit, Eh bien, que faites vous à présent?
Nous laissons faire Dieu, répondit Mitchel. Je ne vous connaissais pas cet allié, dit le Roi. C'est le seul à qui nous ne payons pas de subsides, répliqua Mitchel. Aussi, dit le Roi, c'est le seul qui ne vous assiste pas.

Voilà mon cher ange les dernières nouvelles après la reprise de Breslau. Le roy de Prusse a quarante mille prisoniers àprésent en nous comptant. Je fais des vœux et je crains pour M. de Richelieu. Quoy qu'il ait refusé un malheureux quart de part à le Kain je l'aime toujours. Mais que diable alloit il faire dans cette galère? Et vous pourquoy avez vous une maison dans une maudite ïle? C'est l'affaire de M. Boulogne de vous la payer. Son père l'aurait peinte. Il a peint le platfonds de la comédie. Mais daignez donc me dire ce qu'on fait en faveur des pauvres auteurs qui viennent se faire sifler sous ce platfond. De mon temps on ne cherchait pas à les consoler. Nous allons nous autres suisses donner nos comédies gratis; nous ne payons ny auteurs ny acteurs, mais aussi nous ne sommes point siflez. Nous n'avons point de premier gentilhome et nous ne jouons point à la cour. Le Kain m'a fait faire des habits pour Zamti et pour Narbas. Nous jouerons la femme qui a raison, et si cette femme et Fanime font plaisir, nous vous l'enverrons.

Pour comble de Bénédiction il nous vient un peintre assez bon. Il ne peint qu'en pastel. Il travaillera sur ma maigre effigie, pour vous et pour les quarante. Il faudra une copie à l'huile pour mes confrères qui ne veulent pas de crayons. Vous aurez l'original mon cher et respectable ami, cela est bien juste. Il y a une comédie du Roi de Prusse intitulée le singe de la mode. Nous pourions bien la jouer, tandis qu'il fait de si terribles tragédies en Allemagne. La catastrophe était peu attendue. Vous n'auriez pas dit au premier octobre qu'il écraserait tout quand vous autres le teniez pour écrasé et qu'il m'écrivait qu'il était perdu, et qu'il voulait mourir, et que j'essuiais de loin ses larmes que je ne veux plus essuier de près. Il n'y a qu'à vivre pour voir des prodiges.

Adieu mon divin ange. Ah si vous pouviez voir ma maison qui forme un ceintre sur mon jardin et qui voit d'un côté 15 lieues de lac, et sept de l'autre et qui a le lac en miroir au bout du jardin, et la Savoie par delà ce lac, et les Alpes au delà de cette Savoie, vous me diriez, tenez vous là. Mais je suis trop loin de vous.

V.

Voylà donc le vainqueur de Mahon vainqueur du prince de Brunswik. Il ne luy manque que de donner part entière à le Kain. Mais il faut que mes héros péchent toujours par quelque endroit.

Je n'ay encor que des nouvelles fort vagues de la victoire de M. de Richelieu. Puisse la renommée n'avoir point exagéré à son ordinaire.