1758-01-05, de Voltaire [François Marie Arouet] à Nicolas Claude Thieriot.

Le Kakouac de Lausane vous souhaitte santé et prospérité.
Je ne sçais pas comment les supérieurs des jésuites qui d'ordinaire réparent par la prudence la folie qu'ils ont faitte de s'enrôler à quinze ans, peuvent soufrir de telles impertinences dans leurs bas officiers. Ils se font des ennemis irréconciliables, ils se rendent l'horreur et le mépris de tous les honnêtes gens. Voilà de plaisants marauts de croire soutenir la relligion par des libelles diffamatoires, et de mériter le pilori en prêchant les bonnes mœurs.

Les prédicants de Geneve seront plus sages, et je crois qu'ils se garderont bien de s'exposer au ridicule en attaquant l'Enciclopédie.

J'attends avec impatience la tragédie de l'homme de talent qui a eu le bon esprit de quitter les jésuites, et le courage de donner à vos dames une belle pièce sans amour. J'espère qu'il n'en sera pas de cette pièce comme de tant d'autres qui ont paru avec éclat pour être plongées ensuitte dans un éternel oubli.

Il y a en effet mon cher et ancien ami de beaux articles dans le 7ème tome de l'enciclopédie mais ce ne sont pas les miens. Ce ne sont pas non plus les déclamations vagues et plattes qui se trouvent là en trop grand nombre, mais les articles vraiment utiles concernant les sciences et les arts. Ce sera un ouvrage immortel, et si les entrepreneurs avaient mieux choisi leurs ouvriers ce serait un ouvrage parfait. Ils me donnent quelquefois des articles peu intéressants à faire, mais tout m'est bon, et je me tiens trop heureux et trop honoré de mettre quelques cailloux à ce magnifique édifice. Je ne suis pourtant pas sans occupation dans ma douce retraitte. J'y passerai tout l'hiver. On n'a point une plus belle vue à Constantinople, et on n'y est pas si bien logé. J'irai ensuitte revoir mes tulipes aux Délices. J'attends toujours le gros tonnau d'archives qu'on m'emballe à Petersbourg mais il ne partira qu'après le dégel des russes, c'est à dire au mois de may. En attendant j'ajoute à l'histoire générale, les chapitres de la relligion mahométane, des possessions françaises, et anglaises en Amerique, des antropofages, des jésuittes du Paraguai, des duels, des tournois, du commerce, du concile de Trente, et bien d'autres. C'est à mr de Richelieu, et au roy de Prusse à terminer cette histoire. Je ne sçais àprésent où est mon disciple. Il disait il y a quelque temps à Mitchel, le ministre d'Angleterre, àpropos de la cacata de la flotte d'Albion: Eh bien que faittes vous àprésent? — Sire nous laissons faire Dieu. — Ah je ne savais pas qu'il fût votre allié. — Sire c'est le seul à qui nous ne payons pas de subsides. — C'est aussi le seul qui ne vous assiste pas. Voilà une plaisante conversation.

Vale, scribe, et ama.

V.