1776-08-05, de Henri Louis Lekain à [unknown].

Le plus grand miracle Qui se soit opéré, de notre siécle, est de voir monsieur De Voltaire, à L'âge de Quatre vingt trois ans, Lutter à la Course Contre L'abbé Mignot son neveu, et perdre, de bien peu de Chose, Le prix de sès éfforts; voilà, monsieur, Ce dont j'ai été Le Témoin Le Lendemain de mon arrivée au Château de Ferney; on à de la peine à Croire Tout Ce que Ce vieillard aimable et Respectable fait Encor à son âge; il travaille Régulièrement dix heures par jour, et La Littérature ne L'empèche pas de veiller aux travaux de sa Colonie, à L'accroissement de son Commerce, à Toute Les moyens de lui procurer du bonheur, de La fortune et du plaisir.

Il est, en même Temps L'intendant de sa maison, son thrésorier, son maitre d'hôtel, L'inspecteur de sès béstiaux, Enfin je ne puis vous dire L'immensité de détails Qui Luy passent par La tête, et Ce qu'il y à d'inconcevable C'est Qu'aucune partie de Cès détails ne lui fait oublier L'autre; il travaille maintenant à dès mémoires instructifs pour un trés mauvais procès Qu'il veut gagner au parlement de Dijon, et je jurerais prèsque qu'il le fera juger en sa faveur quoique La forme soit Entièrement Contre lui; il vient se délasser à La Comédie, et ce plaisir L'occupe alors tout Entier; il n'est point d'âme Encor aussi sensible Que La siénne; sa joye se manifeste par dès Larmes brûlantes, et dès élancements Qui serrent Le Coeur de Toute Lès spectateurs; ce Tableau devient alors unique en son genre, Car on éprouve à La fois, de L'admiration pour L'ouvrage, de La vénération pour son autheur, et Quelque peu d'illusion dans Le Charme de la Représentation.

La salle de la Comédie est assés jolie, mais il s'en faut bien Qu'elle soit aussi magnifique Que monsieur de Voltaire se L'imagine; C'est un Charmant Rien Qu'il est fort Extraordinaire de Rencontrer à Cent Cinquante Lieués de la Capitalle, dans un village Composé de Treise Cent habitants, Lorsque La plus part de nos grandes villes du Royaume n'ont Encor Que dès Ecuries oû dès jeux de paume pour y représenter Lès Chèfs d'oeuvre de L'esprit humain; notre patriarche Croit Que vous ètes toute devenus fous en vous passionnant pour Shakespear — il Craint, dit-il Que Ce bavard, Quelque fois énergique et brillant, ne vous Remette bientôt aù siêcle de Jodelle; il ne peut Concevoir L'insolence du Traducteur, Et L'engouëment dès Tètes Couronnéés pour un autheur dont il serait impossible de supporter Lès ouvrages à La Représentation; il déplore Le sort de cès pauvres Welches Qui n'ont plus de goût Que pour Lès drames anglais, et Lès Marchandes de modes de Paris. Du Reste, Lorsque son humeur s'est passéé sur toutes nos sottises, et principallement sur nos tragédies En prose, il Redevient Charmant; sa mêmoire et son imagination lui fournissent mille traits plus intéréssante et plus gais Lès uns Que Lès autres; il est vray Qu'il est Rarement dans sès goguéttes, mais il s'y Livre avec facilité Lorsque La société lui plait; elle est heureusement peu nombreuse à Ferney Car Excépté mde de Saint Julien, L'abbé Coyer, et moy, Tout Le Reste est habitant du Château.

Je Regrétterai, toute ma vie, Que Monsieur d'Argental n'ait pas encor vû son ami dans toute La gloire Qui L'environne; Telle idéé Qu'il s'en puisse faire, elle est infiniment au dessous de La Réalité; il verrait Le plus grand homme de son siécle Entouré d'un peuple Créé par lui, Laborieux, doux et sensible; ce spectacle est fait pour monsieur d'Argental dont L'âme vertueuse et Tendre s'enflamme aisément pour Lès belles actions.

Adieu, monsieur; mille pardons si ma Lettre n'est pas un peu mieux Rédigée, mais il est Tard, je n'y vois goute, et La poste part demain matin; je n'ai pas voulû Laisser passer Cet ordinaire sans vous donner de mès nouvelles; je vous L'avais promis, Et je Remplis ma parolle avec autant de plaisir Que j'en aurai, toute ma vie, à vous assurer de La plus Tendre Estime de votre serviteur et de votre ami.

Lekain

Je n'ai pas encor pû trouver Le moment d'écrire à Séguin; faites lui mès Excuses de ce Retard involontaire, Et Rappellés moy au souvenir de mr Simon et de notre ami de Laporte.

Je Compte Vous Ecrire Lors de mon arrivée à Besançon et vous mander Le jour même de mon retour à Paris.

On dit Que mr Le prince de Conty Est à La mort; si Cette nouvelle est vraie, je plains Les demoiselles de L'opéra, pensionnéés par son altesse.