au châtau de Ferney pays de Gex, par Geneve 11e Janvier 1761
Madame Denis et moy monsieur nous sommes des cœurs sensibles.
Vous savez combien votre souvenir nous touche. Nous avons encor avec nous un cœur de 17 ans qui se forme, c'est l'héritière du nom du grand Corneille. C'est avec les ouvrages de son ayeul que nous oublions l'année littéraire et son digne auteur. Si mr Morand veut aimer les gens de lettres, il ne faut pas qu'il choisisse les pirates des lettres.
Permettrez vous monsieur que je vous consulte sur une affaire plus importante? J'ay auprès de moy un jeune homme de mes parents. Il fut attaqué il y a dix huit mois d'un rumatisme qui ressemblait à une sciatique. Nous l'envoyâmes aux bains d'Aix. Les douleurs augmentèrent. Mr Tronchin luy ordona encor les eaux il y a six mois; il en revint avec une tumeur sur le fascia lata, et toujours soufrant des douleurs d'élancement, se sentant comme déchiré. Il se ressouvint alors, ou crut se souvenir qu'il était tombé à la chasse il y avait deux ans. On luy appliqua les mouches cantarides avant cet aveu, et après cet aveu on en fut fâché. Les douleurs devinrent plus vives, la tumeur plus forte. On jugea que le coup qu'il prétendait s'être donné à la cuisse en tombant de cheval avait pu causer une carie dans le fémur. On luy fit une ouverture de six grands doigts de long, et très profonde. On sonda, on ne put pénétrer assez avant, le pus coula, d'abord assez blanc, ensuitte plus foncé, enfin d'une espèce fétide et purulente. Les douleurs furent toujours les mêmes depuis la tête du fémur jusqu'au genou. Ces élancements se sont faits sentir dans l'autre cuisse, celle à la quelle on avait fait l'opération s'est très enflée, l'autre s'est absolument desséchée. Le pus de la playe est devenu de jour en jour plus fétide, tantôt en grande abondance, tantôt en petite quantité, très souvent la fièvre, des insomnies; mais toujours un peu d'appétit. On a jugé la tête du fémur cariée et déplacée. Tronchin l'a jugé à mort, le chirurgien qui est assez habile a pensé de même. Il se fit une nouvelle tumeur au dessous de sa playe il y a quelques jours. Il en coula une grande quantité de sanie purulente, et son appétit augmenta. Ce n'est point au fascia lata que cette tumeur nouvelle a percé, c'est près des muscles intérieurs. Le chirurgien alors s'est avisé de luy demander si quelque temps avant de tomber malade, il n'avait pas mérité la vérole. Il a répondu qu'il avait eu afaire dans Geneve à quelques créatures qui pouvaient la donner, mais nul simptome avant coureur de cette maladie. Tout se réduit à cette espèce de sciatique; aucune dartre, aucun bubon, aucune tâche, nulle enflure aux aines, sinon l'enflure présente qui va de l'os des iles au pied. La chair de ces parties n'a plus de ressort, le doigt y laisse un creux. Le pus coule par la nouvelle ouverture, et cependant l'appétit augmente. Il faut quatre personnes pour le porter d'un lit à l'autre. L'atrophie n'est point sur le visage. La parole est libre et quelquefois assez ferme. Voylà son état depuis quatre mois entiers que l'opération fut faitte. J'ajoute encor que le coccis est écorché mais que le peu de sanie qui en sort n'est point de la qualité du pus fétide de la cuisse. On ne sait si on hazardera le grand remède. Pardonnez monsieur ce long exposé. Daignez me communiquer vos lumières. Que pensez vous des dragées de Keizer? et croyez vous que Colomb nous ait rendu un grand service par la découverte de l'Amérique? Je suis avec toutte l'estime qu'on vous doit et j'ose dire avec amitié monsieur,
v. t. h. ob. str
V.