à Ferney 22 octob. 1760
Vous devez, ma chère nièce, avoir reçu deux Pierre. Vous ne vous intéressez guère à ces messieurs du pôle; cependant depuis qu'ils sont dans Berlin ils doivent être chers à votre famille. Luc m'a justifié des éloges que je lui avais donnés, en faisant beaucoup de vers et une belle défense; et les Russes m'ont vengé de lui.
L'histoire de la princesse russe est une fable, mais bien des gens la croyent, et c'est le destin des fables. Il est faux que le roi ait jamais entendu parler de cette aventurière. Il n'en a su le conte que par m. le duc de Choiseul que j'ai supplié de s'en informer. Je m'y intéressais comme Russe.
Si jamais vous revoyez Tancrède à Paris, vous le verrez un peu différent. Les comédiens me l'avaient un peu saboulé: sans vanité, mes vers valent bien les leurs. Nous l'avons joué aux Délices et au châtel de Tourney avec grand succès. M. le duc de Villars, grand acteur, et l'intendant de Languedoc, et l'intendant de Bourgogne; Montigny s'est trouvé à nos fêtes. Nous étions cinquante à table. Le fils de l'avocat général Fleuri (dont vous savez que je ne suis pas infiniment content) me fut présenté par l'intendant son oncle. Je ne suis point comme dieu, je ne punis point les enfants des sottises de leurs pères. J'ai très bien reçu le petit Fleuri.
Notre d'Aumart pendant tout ce fracas était dans un état bien cruel: le tumulte des plaisirs était au rez de chaussée, et la mort au grenier. Messieurs et dames, ne vous appliquez jamais de mouches cantarides; depuis ces mouches d'Aumart a toujours empiré. Je l'ai envoyé aux eaux, on a épuisé tous les remèdes; enfin il a fallu lui ouvrir la cuisse. Il a souffert comme Damiens; on espère qu'il en réchappera, et qu'il sera boiteux toute sa vie. Quel état! il faut être quatre pour le remuer, cela désespère. Son grand-père, son père et lui sont trois êtres que j'ai vus bien prédestinés à une vie malheureuse. Il y a des Stuarts partout.
Soyez heureuse à Ornoi: je suis tout émerveillé d'être heureux chez moi depuis cinq ans. Je me suis fait une petite souveraineté en poussant à droite et à gauche. J'ai fait tout ce que j'ai voulu. Je me suis arrondi, je me suis fait indépendant, et j'ai par dessus le marché rendu les Pompignan ridicules; je n'ai épargné ni faquins de jésuites ni faquins de convulsionnaires. Il est bon qu'il y ait des gens comme moi dans le monde. Mais pour jouer ce rôle, il faut être vieux, riche, libre, hardi, et bien à la cour sans en approcher. Aussi j'ai tout cela, et il ne me manque que de vous embrasser à Ornoy.