Colmar 20 xbre [1753]
Mesdames mes deux nièces je reçois vos consolantes lettrs qui m'aprennent que le mal de madame Denis est sans danger, et qui me font supporter tous les miens.
Que dieu le rende aux deux sœurs de m'avoir écrit en même temps. Mon pied deviendra ce qu'il poura, mais que la cuisse dont il s'agit se désenfle. Continuez sœurs aimables à me parler de cuisse. Cela console les vieux malheureux.
Cette prétendue histoire universelle jusqu'à Charles quint, qui est poussée jusqu'à notre Charles 7, cette sottise si sottement imprimée est un des effets du lutin qui préside à ma destinée. Le Roy de Prusse est fait de touttes façons pour me persécuter. Ce manuscrit très incorrect qu'il avait à la bataille de Sore tomba avec tout son bagage dans les mains des houzards du prince Charles. Un valet de chambre de ce prince l'a vendu à un faquin de libraire de Hollande, et je crois que ce sont les houzards qui ont conduit l'impression. Je tremble plus que jamais pour Jeanne et pour sa cuisse et gorge nue.
Franchement je ne sçai pas comment tout ceci finira, et je crains de finir aussi tristement que j'ay vécu.
Je crois être bien instruit que Cernin a écrit à ce pauvre Ericard. Le pauvre homme, le sot qu'Ericard! C'est un plat personnage. En avez vous des nouvelles? comment va son tripot?
Je suis actuellement occupé à rédiger, à mettre en ordre les lettres à une certaine madame Daurade. C'est un manuscrit du seizième siècle qu'un fureteur m'a confié. On peut faire de ce rogaton un ouvrage dans le goût de Pamela, une espèce d'histoire intéressante et suivie qui sera curieuse pour le dixneuvième siècle.
Pour ce siècle où nous vivons, il me paraît un tant soit peu absurde, et méprisable. Je le quitteray bientôt. Les frais en sont faits. Je me regarde comme un homme déjà mort. Je ne m'aperçois que je suis en vie ma chère enfant qu'à ma tendresse pour vous.
Pied pouri vous embrasse de tout son cœur. Votre frère s'est avisé de m'écrire de Nantes où je crois qu'il court des bénéfices et des filles.
Adieu, je ne suis pas en état de courir.
V.