1769-04-28, de Voltaire [François Marie Arouet] à Gabriel Henri Gaillard.

Je vous assure, Monsieur, qu'un vaisseau arrive plus vite de Moka à Marseille que vôtre Siècle de François premier n'est arrivé de Paris à Ferney.
Mon gendre Dupuits l'avait laissé à Paris, je ne l'ai eu que depuis huit jours. Grand merci de m'avoir fait passer une semaine si agréable. Vous m'avez instruit et vous m'avez amusé, ce sont deux grands services que vous m'avez rendus.

Je n'aime guères François 1er mais j'aime fort vôtre stile, vos recherches, et surtout vôtre esprit de tolérance. Vous avez beau dire et beau faire, Charles quint n'a jamais brûlé de Luthériens à petit feu; on ne les a pas guindés au haut d'une perche en sa présence pour les descendre à plusieurs reprises dans le bûcher, et pour leur faire savourer pendant cinq ou six heures les délices du martire. Charles quint n'a jamais dit que si son fils ne croiait pas la transubstantiation, il ne manquerait pas de le faire brûler pour l'édification de son peuple. Je ne vois guères dans François 1er que des actions ou injustes, ou honteuses, ou folles. Rien n'est plus injuste que le procez intenté au connétable qui s'en vengea si bien, et que le suplice de Semblançai qui ne fut vangé par personne. L'atrocité et la bètise d'accuser un pauvre chimiste italien d'avoir empoisonné le Dauphin son maître à l'instigation de Charle quint, doit couvrir François 1er d'une honte éternelle. Il ne sera jamais honorable d'avoir envoié ses deux enfans en Espagne pour avoir le loisir de violer sa parole en France.

Quelques pensions données et mal paiées, à des pédants du collége roial, ne compensent point tant d'actions odieuses. Toutes ses guerres en Italie sont conduites avec démence. Point d'argent, point de plan de campagne; son roiaume est toujours exposé à la destruction; et pour comble de honte il se croit obligé de s'allier avec les Turcs dans le tems que Charles quint délivre dixhuit mille captifs chrétiens des mains de ces mêmes Turcs. En un mot, vous me paraissez meilleur historien que l'amant de la Pisseleu ne me parait un grand roi. Ce n'est pas que je sois entousiasmé de son prédécesseur Louïs 12, encor moins de Charles 8. J'ai la consolation d'abhorrer Louïs 11, de ne faire nul cas de Charles 7. Il est triste que la nation n'ait pas mis Charles 6 aux petites maisons. Charles 5 du moins était assez adroit, mais il y a un intervale immense entre lui et un grand homme. Enfin, depuis st Louïs jusqu'à Henri 4 je ne vois rien. Aussi les recueils de l'histoire de France ennuient-ils toutes les nations ainsi que moi. David Hume a un grand avantage sur l'abbé Velley et consors, c'est qu'il a écrit l'histoire des Anglais, et qu'en France on n'a jamais écrit l'histoire des Français. Il n'y a point de gros laboureur en Angleterre qui n'ait la grande charte chez lui et qui ne connaisse très bien la constitution de l'état. Pour nôtre histoire elle est composée de tracasseries de cour, de grandes batailles perdues, de petits combats gagnés, et de Lettres de cachet. Sans cinq ou six assassinats célèbres, et surtout sans la st Barthelemi il n'y aurait rien de si insipide. Remarquez encor s'il vous plait, que nous sommes venus les derniers en tout, que nous n'avons jamais rien inventé; et qu'enfin, à dire la vérité, nous n'éxistons aux yeux de l'Europe que dans le siècle de Louis 14. J'en suis fâché, mais la chose est ainsi. Convenez en de bonne foi comme je conviens que vous faittes honneur au siècle de Louïs 15, et que vous êtes savant, éxact, sage et éloquent. Croiez que mon estime pour vous est égale à mon mépris pour la pluspart des choses. C'était à vous à faire le Siècle de Louis 14. Une édition nouvelle de ce siècle unique paraîtra bientôt. J'ai eu soin de corriger les bévues de l'imprimeur et les miennes; mais comme je ne revois point les épreuves il y aura toujours quelques fautes. Je me donne actuellement du bon tems attendu que j'ai été à la mort, il y a quinze jours. Comptez que je vous estimerai, que je vous aimerai jusqu'à ce que j'aille embrasser Quinault et le Tasse à la barbe de Nicolas Boileau.