1735-07-15, de Voltaire [François Marie Arouet] à Nicolas Claude Thieriot.

Je n'ay point été intempérant mon cher Tiriot et cependant j'ay été malade.
Je suis un juste à qui la grâce a manqué. Je vous exhorte à vous tenir ferme car je crois être encor au temps où nous étions si unis que vous aviez le frisson quand j'avais la fièvre.

Vous voylà donc vangé de votre nimphe. Elle a perdu sa bauté. Elle sera doresnavant plus humaine, et trouvera peu de gens humains. Vous pourez luy dire,

Les dieux ont vangé mon outrage,
Tu perds à la fleur de ton âge,
Taille, bautez, honneurs, et bien.

Mais avec tout cela je crains bien que quand elle aura repris un peu d'embonpoint, et dansé quelque belle chacone, vous ne redeveniez son chevalier plus enchanté que jamais. J'ay reçu une lettre charmante de votre ancien rival, ou plutôt de votre ancien amy mr Balot, mais vrayment je suis trop languissant à présent pour luy répondre.

Quand je vous ay demandé des anecdotes sur le siècle de Louis 14, c'est moins sur sa personne que sur les arts qui ont fleuri en son temps. J'aimerois mieux des détails sur Racine et Despreaux, sur Quinaut, Lully, Moliere, Lebrun, Bossuet, Poussin, Descartes, etc. que sur la bataille de Stinkerke. Il ne reste plus rien que le nom de ceux qui ont conduit des bataillons et des escadrons. Il ne revient rien au genre humain de cent batailles données, mais les grands hommes dont je vous parle ont préparé des plaisirs purs et durables aux hommes qui ne sont point encore nez. Une écluse du canal qui joint les deux mers, un tablau du Poussin, une belle tragédie, une vérité découverte sont des choses mille fois plus prétieuses que touttes les annales de cour, que touttes les relations de campagnes. Vous savez que chez moy les grands hommes vont les premiers, et les héros les derniers. J'apelle grands hommes tous ceux qui ont excellé dans l'utile ou dans l'agréable. Les saccageurs de provinces ne sont que héros. Voicy une lettre d'un homme moitié héros moitié grand homme que j'ay été bien étonné de recevoir et que je vous envoye. Vous savez que je n'avois pas prétendu m'atirer des remercimens de personne, quand j'ay écrit l'histoire de Charles douze, mais je vous avoue que je suis aussi sensible aux remercimens du cardinal Alberoni, qu'il l'a pu être à la petite louange très méritée que je luy ay donnée dans cette histoire. Il a vu aparement la traduction italienne qu'on a faite à Venise. Je ne serois pas fâché que mr le garde des sceaux vit cette lettre, et qu'il sût que si je suis persécuté dans ma patrie, j'ay quelque considération dans les pays étrangers. Il fait tout ce qu'il peut pour que je ne sois pas profète chez moy.

Continuez je vous en prie de faire ma cour aux gens de bien qui peuvent se souvenir de moy. Mille tendres compliments à Balot, c'est un aimable correspondent. Je voudrois bien que Pollio de la Popeliniere pensast de moy plutôt comme les étrangers que comme les François.

On m'a écrit que ce portrait est imprimé. Je suis persuadé que les calomnies dont il est plein seront crues quelque temps et je suis encor plus sûr que le temps les détruira.

Adieu, je vous embrasse tendrement, le temps ne détruira jamais mon amitié pr vous.