1758-01-12, de Voltaire [François Marie Arouet] à Gabriel Amable Sénac de Meilhan.

Mes yeux ne vont pas trop bien monsieur mais ils ont un grand plaisir à lire vos lettres.
Vous jugez très bien. Il y a des vers un peu durs dans l'ouvrage que vous avez la bonté de m'envoier. Quand vous vous amuzez à en faire, les vôtres ont plus de facilité, de douceur et de grâces, mais je sens aussi l'horrible difficulté de faire une pièce telle que celle cy, et cette difficulté me rend bien indulgent. D'ailleurs on ne doit sentir que les bautez d'un auteur qui commence. Le public même a besoin de l'encourager. Probablement l'auteur est sans fortune. C'est encor une raison de plus pour disposer en sa faveur. On peut même dire de luy spirat tragicum satis et feliciter audet. Il m'a toujours paru qu'au téâtre le public était moins flatté de l'élégance continue d'une belle poésie, qu'il n'était frappé de la bauté des situations. Enfin je me fais un plaisir de chercher touttes les raisons qui peuvent justifier le succez d'un jeune homme qui a besoin d'encouragement. Nous allons jouer des pièces de téâtre dans ma retraitte de Lausane où je passe les hivers, et nous sentons tout le prix de l'indulgence. Je me vanterai à madame la marquise de Gentil, qui est une de nos actrices, que vous voulez bien me conserver un peu de souvenir. Pour moy je ne vous oublierai jamais. Je vous prie de vouloir bien présenter mes obéissances à mr votre père et à M. votre frère, et d'être persuadé des sentiments qui vous attachent pour jamais

le suisse V.

Made Denis vous fait ses compliments.