1754-02-06, de Voltaire [François Marie Arouet] à Henri Lambert d'Herbigny, marquis de Thibouville.

Ma félicité mon cher marquis est montée à un tel excès que la seule philosofie peut me donner la modération nécessaire dans la bonne fortune; et la seule amitié peut obtenir enfin de moy que je vous réponde dans l'ivresse de mon bonheur.
Cette belle et décente édition d'une prétendue histoire universelle, mise si agréablement sous mon nom par un honnête libraire, a été reçue du clergé avec une extrême édification et du gouvernement avec une bonté et des marques d'attention qui me pénètrent de joye et de reconnaissance. Dans une situation si charmante, jeune, brillant de santé, encouragé par la meilleure compagnie, vous croyez bien que je me fais un plaisir de travailler dans mes agréables moments de loisir à perfectioner une tragédie amoureuse et que ce serait pour moy le comble des agréments de me commettre avec le discret et indulgent parterre, et avec les autheurs pleins de justice et d'impartialité. Je jouis de mes amis, de mes parents, de ma maison, de mes livres, de mon bien, de la faveur des rois. Tout cela anime et il faudrait être d'un génie bien stérile pour ne pas cultiver les muses avec succez au milieu de tant d'encouragements. Pardon de cette longue ironie. Je vous parle très sérieusement mon cher marquis quand je vous dis combien je vous aime. Votre amitié, votre suffrage pouraient m'encourager, mais je sçai trop tout ce qui manque à Zulime. Elle est trop longtemps sur le même ton, c'est un défaut capital. Il faut de l'uniformité dans la société, mais non pas au téâtre, et d'ailleurs quel temps!

Adieu, tuus sum.

V.