1740-02-04, de Voltaire [François Marie Arouet] à Jeanne Françoise Quinault.

Dans l'instant que je recevois votre lettre mademoiselle, Mr le marquis du Chastelet partoit pour Paris avec deux paquets, adressez à L'un des anges gardiens.
De ces deux paquets l'un contient Mahomet, et L'autre la petite Zulime que vous voulez bien favoriser d'un peu de bienveillance. Je crois qu'il faut absolument s'en tenir à cette dernière Leçon de Zulime. Si parmy vos occupations il vous reste encor quelque idée de cette Africaine permettez moy de remarquer, que L'intérest de cette pièce commençoit à se refroidir au moment qu'on devoit naturellement croire qu'il alloit augmenter, c'étoit quand Zulime aprenoit que son amant venoit de tuer son père, et un père qu'elle aimoit. Le désespoir qu'inspiroit à Zulime la mort de ce vieillard respectable ne faisoit aucun effet. La raison en est que Zulime ayant abandonné son père pour son amant, et ayant essuyé de ce père outragé tant de reproches, et craignant d'en être punie, doit dans le fond de son coeur n'être pas si fâchée de sa mort. Elle n'est pas dans le cas de Chimene, ainsi tout ce qui est naturel dans Chimene doit paraître forcé dans Zulime, et tout ce qui s'écarte d'une ligne de la simple nature ne peut jamais réussir, quelque effort de génie qu'on employe, et quelques fleurs dont on orne un défaut capital. Peu de spectateurs sentiroient la raison de ce que j'ay l'honneur de vous dire, mais il n'y en a aucun qui ne sentit l'effet. On ne peut remuer Le cœur sur la fin d'une tragédie que par le même intérest qui en ouvre l'entrée dans le commencement. C'est L'amour seul, c'est L'embaras de savoir à qui apartiendra Ramire, qui font le sujet des premiers actes; ils doivent donc faire uniquement le sujet des derniers. Je crois avoir rempli ce devoir indispensable dans les deux derniers actes de la nouvelle Zulime; je croi que cet intérest qui est toujours le même sous des faces différentes ne peut manquer de toucher. J'ajoute qu'on est incertain du dénouement jusqu'à la fin de la dernière scène; et qu'il y a quatre acteurs intéressants qui tiennent le téâtre rempli depuis le premier acte jusqu'au dernier. Pardonnez moy cette petite apologie que je soumets à votre critique et à vos lumières.

A L'égard de Mahomet, je suis aussi mécontent que vous du dernier acte; mais je crois qu'en mettant la reconnaissance à la fin du 4, et l'amenant naturellement en présence du Père tout sanglant, blessé par son fils, et revevant sur la scène tenant le poignard dont il a été frappé, je croi di-je que c'est le seul moyen de pousser dans cet acte la terreur et la tendresse à son comble, et de réserver baucoup d'étoffe pour le cinquième. Il étoit impossible que la reconnaissance pût toucher au 5ème, il faut qu'elle se fasse quand le sang versé du père est tout chaud. Je ne connois point en ce cas de reconnaissance qui excite plus la terreur et la pitié, mais partout ailleurs elle sera froide.

Revenons à votre protégée Zulime. Je vous demande en grâce, ou de ne pas soufrir que Minet transcrive les rôles ailleurs que chez vous, ou de vouloir bien prendre un autre copiste, car Minet commence toujours par faire une copie pour luy, et la vend à toutes les troupes de campagne. J'en ay la preuve.

Pour les rôles je m'en remets absolument à votre goust et à votre justice. Comptez à jamais mademoiselle je vous en conjure sur le dévouement que j'ay pour vous, et sur tous les sentiments avec les quels je vous seray attaché toute ma vie.

V.

Made Duch. vous fait les plus tendres compliments.