1740-07-03, de Voltaire [François Marie Arouet] à Jeanne Françoise Quinault.

Je reçois aujourduy mademoiselle votre lettre du 29 juin qui aparemment a été mise à la poste un jour trop tard.
Je conviens avec vous qu'une pièce trop annoncée est à moitié tombée, et que mon nom rassemble tous les siflets de Paris. Trop d'attente de la part du public, et trop de jalousie de la part des baux esprits sont deux choses que je ne mérite guère, mais qui me joueront souvent de mauvais tours. Cependant je crois que la plus forte cabale et les plus grands ennemis que j'aye eus étoient le quatrième et le 5ème acte de Zulime. J'avois eu l'honneur de vous mander il y a plus de trois mois que j'étois entièrement du sentiment de mr de Pondeveile sur ces deux derniers actes. J'étois et je suis encor persuadé, que la mort du père de Zulime, qui semble au premier coup d'œil devoir augmenter l'intérest, est précisément ce qui l'affaiblit, et la raison indubitable que je vous en aportay, c'est que cette mort change l'intérest de la pièce tout d'un coup. Elle rend l'action double. Le cœur étoit occupé des sentiments qu'inspiroit l'amour de Zulime, il s'agissoit de savoir si elle obtiendroit la préférence sur sa rivale, on est plein de cette idée, et dans l'instant c'est un nouvau nœu qui se présente, c'est la mort d'un père, c'est une nouvelle pièce. Prenez y bien garde, voylà la source unique et nécessaire du mauvais succez. Laissez là toutes les petites critiques qu'on a pu faire, jamais des critiques de détail n'ont fait tomber une pièce, c'est le cœur seul qui fait le succez ou la chute. Il faut être touché, et un double nœud égare l'esprit et ne l'attendrit pas. Je regarde cette règle comme le fondement du théâtre.

Je fus infiniment fâché quand je vis que vous donniez la préférence à cette leçon sur la nouvelle dont j'avois envoyé l'esquisse. Dans cette nouvelle manière il y avoit à la vérité un 4ème faible, mais le même intérest subsistoit toujours. Enfin Zulime changeoit d'état au 5ème acte. C'étoit là un très bau dénouement et qui avoit le mérite attrayant de la nouvauté. J'aurois pu faire en 15 jours de temps quelque chose de très bon de l'esquisse de ces 2 actes, mais vous ne voulûtes pas. Le temps pressoit, et ma malheureuse destinée m'emporta. Paix soit aux mânes de Zulime!

On ne sait que trop que j'ay fait Mahomet, mais il faudra la donner sous le nom de Saïde et si vous m'en croyez vous la donnerez tout au commencement de l'hiver pour ne pas laisser le temps au public d'éventer le secret.

Je ne suis pas plus content que vous mademoiselle du nouvau plan de Mahomet tel que M. de Pondeveile l'a reçu, mais en voicy un autre qui me vient à l'esprit. Il me paraît assez conforme à celuy dont mr Dargental avoit eu la bonté de me parler dans une de ses lettres. Du moins je le pense par amour propre.

Ne me faittes pas moins l'aumône de vos idées. Je les préféreray toujours aux miennes, mais je ne peux m'empêcher de reecorriger, de retravailler sur le champ dès que mon conseil n'est pas content. Vous me direz que c'est du temps perdu. Non c'est un travail qui tient toujours l'esprit en haleine. Je travailleray dix ans à Mahomet s'il le faut, jusqu'à ce que vous soyez satisfaits.

Vous ne me dites point mademoiselle si vous avez reçu un paquet que j'ay eu l'honneur de vous envoyer. C'est mr Helvetius qui a deu le faire mettre au coche de Charleville ou de Reims. Il doit être au bureau de Paris. Il ne contient à la vérité que mes ouvrages, mais je serois fâché que Le paquet fût perdu. Il y a une infinité de corrections, et peutêtre quelque jour serez vous bien aise de faire jouer mes pièces de la manière dont elles sont imprimées dans cette nouvelle édition. Je voudrois bien faire tenir un pareil paquet à Mr Dufrene.

Je reçois dans ce moment une lettre de mr Dargental. Il est tard, j'y répondray demain. Je me mets toujours sous les ailes de mes anges.

V.

J'adresse ce paquet à mr de Pondeveile.