à Bruxelles ce 3 juin 1740
Si vous avez mademoiselle une petite bibliotèque je prends la liberté de suplier vos livres de recevoir dans leur compagnie quatre tomes de mes réveries qu'on a imprimées en Hollande, et qui sont partis de Charleville par le coche à votre adresse.
C'est mr Helvetius qui a dû se charger de vous les faire tenir. Le paquet est simplement couvert de papier et fissellé. Vous y trouverez parmy mes autres folies celles du téâtre. Je me recomande toujours à votre génie bienfaisant pour la nouvelle hardiesse de ma façon qui va affronter les siflets.
Enfin mon cher ange mr Dargental a ouvert mes yeux à la lumière. Je résistois depuis longtemps, je craignais le travail de faire un cinquième acte du quatrième de Mahomet, c'étoit cependant là l'unique façon d'arriver au but. Enfin j'ay pris ce tournant, et àpeine me sui-je mis dans cette route que j'ay été tout seul. En vérité il n'y a que le mauvais qui coûte. Le cinquième acte m'a fait suer sang et eau tant que le fonds n'en valoit rien. Il n'y a plus eu de fatigue dès que le vray chemin a été trouvé. Béni soit mon cher ange! Madame du Chastellet me donnoit depuis longtemps ce conseil, et n'étoit point contente de Mahomet. Elle est enfin satisfaitte aujourduy. Elle prétend que c'est ce que j'ay fait de moins indigne de vos soins. Vous en jugerez en dernier ressort. J'ay bien peur que les promenades ne L'emportent sur Zulime, mais je retiens l'hiver pour Mahomet. Pourquoy ne voudriez vous plus de moy dans le royaume de Talie? Je croi la mode des tragédies bourgeoises intitulées comédies un peu passées. Si on vouloit quelque chose d'intrigué, d'un peu hardy et d'assez plaisant, si on ne s'effarouchoit pas de certaines choses dont on n'étoit point scandalisées du temps de Pocquelin! Mais ce siècle est si sage!
Je suis à vos pieds, ma charmante Talie.
V.