1740-06-05, de Voltaire [François Marie Arouet] à Pierre Robert Le Cornier de Cideville.

Un balot est parti mon cher amy; il est marqué d'un grand T. Signa tau super caput dolentium; ce paquet est très honteux de ne contenir que quatre tome de mes anciennes réveries imprimées à Amsterdam, et rien des nouvelles folies.
On va jouer Zulime à Paris. Peutêtre la jouera t'on quand vous recevrez cette lettre; mais je l'ay tant corrigée que je n'ay pu encor la faire transcrire pour vous l'envoyer. Il eût été mieux de vous l'envoyer d'abord toutte informe qu'elle étoit, j'y aurois gagné de bons conseils, mais aussi je vous aurois fait un mauvois présent. Voylà ce que c'est que d'être condamné à vivre loin de vous. Quel plaisir ce seroit de vous consulter tous les jours, de vous montrer le lendemain ce que vous auriez réformé la veille! Voylà comme les belles lettres font le charme de la vie. Autrement elles n'en font que la faible consolation.

J'espère enfin vous envoyer Bientôt Zulime et Mahomet. Ce Mahomet n'est pas comme vous croyez bien le Mahomet second qui coupe la tête à sa bien aimée, c'est Mahomet le fanatique, le cruel, le fourbe, et à la honte des hommes le grand, qui de garçon marchand devient prophète, législateur et monarque.

Zulime n'est que le danger de l'amour, et c'est un sujet rebatu; Mahom. est le danger du fanatisme, cela est tout nouveau. Heureux celuy qui trouve une veine nouvelle dans cette mine du téâtre si longtemps fouillée et retournée! Mais je veux savoir si c'est de L'or que j'ay tiré de cette veine, c'est à votre pierre de touche mon cher amy que je veux m'adresser. J'ay bien envie de mettre bientôt dans votre bibliotèque un monument singulier de l'amour des baux arts et des bontez d'un prince unique en ce monde. Le prince Royal de Prusse, à qui son ogre de père permettoit à peine de lire, n'attends pas que ce père soit mort pour oser faire imprimer la Henriade. Il a fait fondre en Angleterre des caractères d'argent, et il compte établir dans sa capitale une imprimerie aussi belle que celle du Louvre. Esce que ce premier pas d'un roy philosophe ne vous enchante pas? Mais en même temps quel triste retour sur la France! C'est à Berlin que les baux arts vont renaitre. Mais que fait on pour eux en France? On les persécute. Je me console parce qu'il y a une Emilie et un Cidevile, et que quand on a le bonheur de leur plaire, on n'a que faire de l'appuy des sots.

Adieu mon cher amy, madame du Chastelet vous fait mille compliments. Je suis à vous pour ma vie.

V.