ce 24 juin [1740]
Zulime mon respectable amy est faitte pour mon malheur.
Vous savez que madame de Richelieu est à la mort, peutêtre en esce fait à l'heure que je vous écris. Vous n'ignorez pas la perte que je fais en elle, j'avois droit de comptez sur ses bontez, et j'ose dire sur l'amitié de M. le duc de Richelieu. Il faut que je joigne à la douleur dont cette mort m'acable celle d'aprendre que Mr de Richelieu me sait le plus mauvais gré du monde d'avoir laissé jouer Zulime dans ces cruelles circomstances. Vous pouvez me rendre justice. Cette malheureuse pièce devoit être donnée longtemps avant que Me de Richelieu fût à Paris. Elle fut représentée le neuf juin quand madame de Richelieu donnoit à souper et se croyoit très loin d'être en danger. J'ay fait depuis humainement ce que j'ay pu pour la retirer sans en venir à bout; elle étoit à la troisième représentation lors que j'eus le malheur de perdre mon neveu qui étoit correcteur des comptes, et que j'aimais tendrement. Ma famille ne s'est point avisée de trouver mauvais qu'on représentast un de mes ouvrages pendant que mon pauvre neveu étoit à l'agonie, et que j'avois le cœur percé. Faudrait il que ceux qui se disent amis ou protecteurs et qui souvent ne sont ny l'un ny l'autre affectassent de se fâcher d'un prétendu manque de bienséance dont je n'ay pas été le maître, quand ma famille n'a pas imaginé de s'en formaliser? Vous êtes peutêtre à portée, vous ou mr votre frère de faire valoir à Mr de Richelieu mon innocence. Il a grand tort assurément de m'affliger. Je sens aussi douloureusement que luy la perte de madame de Richelieu, et je suis bien loin de mériter son mécontentement. Il m'est très sensible dans une occasion si triste. Il est bien dur de paraître insensible quand on a le cœur déchiré.
J'ay envoyé sous le couvert de monsieur votre frère les 2 derniers actes de Mahomet. Brillon, le marchand de toiles, doit avoir rendu le paquet où étoient les cinq actes, mais les 2 parvenus à mr votre frère doivent être substituez aux deux derniers de votre paquet. Mille tendres respects à made Dargental. Madame du Chastelet vous fait à tous deux bien des compliments, elle vous aime autant que je vous suis attaché.
V.