Bruxelles 19 juillet 1741
Mon cher amy celuy qui a fait un examen si aprofondi, et si juste de Mahomet, est seul capable de faire la pièce.
Vous avez développé et éclairci baucoup de doutes obscurs que j'avois, vous m'avez déterminé tout d'un coup sur deux points très importants de cet ouvrage.
Le premier, c'est la résolution que prenoit ou que sembloit prendre Mahomet dez le second acte de faire assassiner Zopire par son propre fils, sans être forcé à ce crime. C'étoit sans doute un rafinement d'horeur qui devoit révolter puisqu'il n'étoit pas nécessaire. Il y avoit là deux grands défauts, celuy d'être inutile, et celuy de n'être pas assez expliqué.
Voicy à peu près comme je compte tourner cet endroit. Voyez si vous l'aprouvez, car j'ay autant de confiance en vous que de défiance de moy même.
Le second point essentiel, c'est la disparate de Mahomet au 5ème acte qui envoye chercher des filles dans son boudoir quand le feu est à la maison. Je crois qu'il ne sera pas mal que Palmire vienne elle même se présenter à luy pour luy demander la grâce de son frère. Alors les bienséances sont observées, et cette action même de Palmire produit un coup de téâtre.
J'aurois voulu pouvoir retrancher l'amour, mais l'exécution de ce projet a toujours été impraticable, et je me suis heureusement aperçu à la représentation que toutes les scènes de Palmire ont été très bien reçues et que la naiveté tendre de son caractère faisoit un contraste très intéressant avec l'horreur du fonds du sujet. La scène au quatrième acte avec Seide qui la consulte, et leur innocence mutuelle concourant au plus cruel des crimes, la mort de leur père devenue le prix de leur amour, tout cela faisoit au téâtre un effet que je ne peux vous exprimer, et il me semble que cette scène est aussi neuve qu'elle est touchante, et terrible. Je dis plus, cette scène est nécessaire, et sans elle l'acte seroit manqué. Je n'ay vu personne qui n'ait pensé ainsi à la lecture et à la représentation.
Il y a bien d'autres détails dont je vous remercie, mais au lieu de les discuter, je vais les corriger.
Je ne sçais ce que vous voulez dire d'un à l'invincible Omar. Il y a et l'invincible Omar et ton amant peutêtre. Ce peutêtre me paroît un correctif nécessaire pour un jeune homme qui se fait de fête avec Mahomet et Omar.
Je ne trouve point le mot de ciment de l'amitié bas, et j'avoue que j'aime fort haine invétérée. Crie encor à son père me parait aussi je vous l'avoue bien supérieur à invoque encor son père. L'un peint et donne une idée précise, l'autre est vague.
La métaphore des flambaux de la haine consuméz des mains du temps me paroit encor très exacte. Le temps consume un flambau précisément et phisiquement comme il consume du marbre, en enlevant les parties insensibles. Apropos L'insecte insensible n'est pas l'insecte qui ne sent pas, mais qui n'est pas senti.
L'indigne partage me parait aussi mauvais qu'à vous. Des trônes renversez en sont les récompenses; ils sont alors dites vous de peu de valeur. Non, non, les morceaux en sont bons.
Mais je me laisse presque entraîner à un petit air de dispute, lorsqu'il ne faut que travailler.
Mais il faut que je vous dise encor pourtant que tout le monde a exigé absolument quelques petits remords à la fin de la pièce pour l'édification publique. Au reste mon cher amy je suis bien loin de croire la pièce finie. Je ne l'ay fait jouer et je ne vous l'ay envoyée que pour savoir si je la finirois.
Si le sujet étoit tout neuf il étoit aussi bien épineux. C'est un nouvau monde à défricher. Je vais renoncer pour un temps à mes anciennes occupations pour reprendre Mahomet en sous œuvre. La peine que vous avez bien voulu prendre m'encourage à en prendre baucoup. J'aurai sans cesse votre excellente critique devant les yeux. Adieu cher amy aussi utile qu'aimable, renvoyez cette faible esquisse à l'abbé Moussinot, et prions chacun de notre côté les dieux qui président aux lettres et à la douceur de la vie qu'ils nous réunissent un jour.