à Bruxelles ce 19 janvier 1741
Je reçois votre lettre mon cher e trespectable amy.
Je veux absolument que vous soiez content de ma conduitte et de Mahomet. Si vous saviez pourquoy j'ay été obligé d'aller à Berlin vous approuveriez assurément mon voiage. Il s'agissoit d'une affaire qui regardoit la personne même qui s'est plainte. Elle étoit à Fontainebleau, elle devoit passer du temps à Paris, et j'avois pris mon temps si juste que sans les accidens de mon voiage, les débordements des rivières et les vents contraires je serois retourné à Bruxelles avant elle. Ses plaintes étoient très injustes mais leur injustice m'a fait plus de plaisir que les cours de tous les rois ne pouroient m'en faire. Si jamais je voiage, ce ne sera qu'avec elle et pour vous.
J'ai reçu des lettres charmantes de Silésie. C'est assurément une chose unique qu'à la tête de son armée, il trouve le temps d'écrire des lettres d'homme de bonne compagnie. Il est fort aimable, voylà ce qui me regarde. Pour tout le reste cela ne regarde que les rois. Je vous avois écrit un petit billet jadis, dans lequel je vous disois, il n'a qu'un défaut. Ce défaut poura empêcher que les douze Cesars n'aillent trouver le treizième. Le Globestorf qui les a vus à Paris a soutenu qu'ils ne sont pas de Bernin, et j'ay peur qu'on ne soit aisément de l'avis de celuy qui ne veut pas qu'on les achète. (Cecy soit entre nous). Argaloti promet plus qu'il n'espère. Cependant si on pouvoit prouver et bien prouver qu'ils sont de Bernin, peutêtre réussiroit on à vous en défaire dans cette cour. Mais quand sera t'il chez luy? et qui peut prévoir le tour que prendront les affaires de l'empire? Je songe en attendant à celles de Mahomet, et voicy ma réponse à ce que vous avez la bonté de m'écrire.
1º pour la scène du 4ème acte, il est aisé de supposer que les deux enfans entendent ce que dit Zopire. Cela même est plus téâtral et augmente la terreur. Je pousserois la hardiesse jusqu'à leur faire écouter attentivement Zopire; et lors qu'il dit
je voudrois que Seide dit à Palmire
et que Zopire continuast
Il n'est pas douteux qu'il ne faille dans le couplet de Zopire, suprimer le nom d'Hercide. Il dira
Il me semble que par là tout est sauvé.
A l'égard du cinquième, aimeriez vous que Mahomet finît ainsi?
La critique du poison me paroit très peu de chose. Il me semble que rien n'est plus aisé que d'empoisonner l'eau d'un prisonier. Il ne faut pas là de détails. Rien ne révolte plus que des personages qui parlent à froid de leurs crimes.
Il y a une scène qui m'embarasse infiniment. C'est celle de Palmire et de Mahomet au 3ème acte. Vous sentez bien que Mahomet après avoir envoyé Seide recevoir les derniers ordres pour un parricide, tout rempli d'un attentat d'un intérest si grand, peut avoir bien mauvaise grâce à parler longtemps d'amour avec une jeune innocente. Cette scène doit être très courte. Si Mahomet y joue trop le rolle de Tartuffe et d'amant, le ridicule est bien près. Il faut courir vite dans cet endroit là, c'est de la cendre brûlante. Voyez si vous êtes content de la scène telle que je vous l'envoye.
Je suis fâché de n'avoir pu vous envoyer toute la pièce au net avec ces corrections; les yeux seroient plus satisfaits, on verroit mieux le fil de l'ouvrage, on jugeroit plus aisément. Ayez la bonté d'y supléer. L'ouvrage est à vous plus qu'à moy. Voyez, jugez. Trouvez vous enfin Mahomet jouable? En ce cas je crois qu'il faut le donner le lendemain des cendres. C'est une vraye pièce de carême. D'ailleurs ce qui peut frapper dans cette pièce, ira plus à l'esprit qu'au cœur. Il y a peu de larmes à espérer, à moins que Seide et Palmire ne se surpassent. L'impression que fait la terreur est plus passagère que celle de la pitié, le succez plus douteux. Ainsi j'aimerois bien mieux que Mahomet fût livré aux représentations du carême. On peut après le petit nombre de représentations que ce temps permet la retirer avec honneur, mais après pâques nous manquerons de prétexte.
Il n'y a pas d'aparence que je vienne à Paris ny avant ny après pâques. Après avoir quitté madame Duchastelet pr un roy, je ne la quitteray pas pour un prophète. Je m'en raporteray à mon cher ange gardien. Il ne s'agira que de précipiter un peu les scènes de raisonement, et de donner des larmes, de l'horreur et des atitudes à Granval, et à Gossin. melle Quinaut entend le jeu du téâtre comme tout le reste, et si vous vouliez honorer de votre présence une des répétitions, je n'aurois aucune inquiétude. Enfin je remets tout entre vos mains et je n'ay de volontez que les vôtres. Mes anges gardiens sont mes maîtres absolus.