1742-08-13, de Jean Bernard Le Blanc à Jean Bouhier.

 . . . Ce célèbre Mahomet annoncé depuis tant de tems parut enfin [lundi pa]ssé à Paris pour la première fois.
On est assés surpris de ce [que la p]olice en a permis la représentation. La Politique y est pour le moins aussi maltraitée que la Relligion, c'est le triomphe du Déisme ou plustôt du Fatalisme. Le caractère de Mahomet y est absolument manqué. Loin d'y paroître cet habile imposteur qui veut qu'on le croye un Prophète il avoüe de bonne foi qu'il est un Fourbe. Il n'inspire le Fanatisme qu'à une jeune Cervelle, qu'il veut sans raison entraîner dans le Parricide. Il y a plus le ton de la Garonne que le ton de Prophétie. C'est Philoctète coëffé d'un Turban. Palmire, Zeïde & Zopire leur Père, sont le Luzignan, le Nerestan & la Zaïre de la Piéce qui porte ce titre. L'Horreur que le IV Acte peut inspirer est düe aux Imitations d'Atrée. Le Prétendu miracle qui fait le dénoûment de la Piéce ne m'a paru que puérile. En un mot ce n'est pas la plus mauvaise Tragédie que je connoisse mais la plus éxtravagante. Voilà les critiques que l'on en peut faire & ce ne sont pas les seules. Mais il faut avoüer aussi qu'il y a de grandes beautés, beaucoup de force, beaucoup de hardiesse & des détails brillants. Pour la versification elle est fort inégale & les Rimes en sont négligées à son ordinaire: Dans ses plus beaux morceaux l'Auteur même ne respecte pas toujours la Langue, tel est celuy-ci.

Il est de ces Esprits favorisés des Cieux
Qui sont tout par eux même & rien par leurs Ayeux.

Je vous disois que Mahomet découvre trop aisément sa fourberie. Ces deux Vers-ci m'en rapellent deux autres qui en sont la preuve.

Je hais l'empressement d'un Mortel Curieux
Qui veut voir par luy même & juger par ses yeux.

Avec tout cela la Piéce aura un très grand succès & je suis trés aise de l'avoir vüe. Je suis, toûjours, Monsieur, avec les sentiments les plus respectueux,

Votre très humble & très obéïssant serviteur

L'Abé Le Blanc