ce 31 janvier [1740]
Mon cher et respectable amy nos lettres se sont croisées.
Je vous remercie bien sensiblement de ce que vous avez fait différer la condamnation de Mahomet.
Je le relisois quand j'ay reçu aujourduy votre lettre du 27. J'ay trouvé que la première moitié du troisième acte me refroidissoit, et quoy que courte, me paroissoit très longue. Je suis persuadé que la raison en est que Mahomet parle D'amour à Palmire, après avoir tout préparé de sang froid pour un patricide. Cette chute est intolérable. Plus j'y pense, plus ce passage de l'horreur à l'amour me paroit révoltant. Il faut absolument que Mahomet avant d'avoir pris son party, sourtout avant d'avoir parlé à Seide, soit piqué des froideurs de Palmire; il faut que ce soit une raison de plus pour le déterminer à la vangeance et non pas qu'après avoir résolu de se vanger du père et du fils, il vienne parler froidement d'amour à la fille.
Outre ce défaut qui me semble essentiel la première scène du 3ème acte qui pouroit être vive et pressante n'est qu'un hors d'œuvre. On y parle à la vérité d'un danger que court Seide mais ce danger est trop éloigné. Le spectateur ne peut s'intéresser à des périls presque imaginaires. Ces deux amants en un mot ne sont là que pour se parler, et tout ce qui n'est pas nécessaire est froid.
Je vois encor un défaut considérable, ce sont les détails que fait Omar à Mahomet lorsque Seide a promis de tuer son père. Tout détail languit dans une pareille occasion; et la confidence faitte à Hercide, confidence dont il faut rendre compte, n'intéresse point, toute nécessaire qu'elle est, par ce que dans un moment aussi vif, tout ce qui ne va pas au but principal va à faire languir.
Je crois pouvoir aisément remédier à ces défauts. Je songeray aussi aux corrections que je dois faire sur tout ce que vous m'avez marqué. Je ne suis point pressé: la pièce sera donnée assez tost si elle est bonne. Je vais encor la retravailler sérieusement.
Si vous avez remarqué en dernier lieu des fautes qui vous auroient échapé auparavant, je vous prie de ne me pas épargner tandis que je suis en train.
Si je n'ay pas embelli le 5 c'est impuissance de ma part; mais s'il me vient quelque bonne inspiration je ne manqueray pas à la grâce qui m'a manqué jusqu'àprésent. Je suis bien honteux d'avoir si mal rendu ce 5, ce devoit être le plus bel acte puis que je ne le devois qu'à vous.
Je ne crois pas que madame du Chastellet puisse venir à Paris après pâques, mais je feray copier icy tous les rôles avec des notes en marge qui pouront guider tous les acteurs. J'avoue que la pièce est très difficile à jouer, mais cette difficulté même peut causer son succez, car cela suppose que tout y est dans un goust nouvau, et cette nouvauté supléra du moins à ma faiblesse.
On dit que Prevost se réfugie icy. Savez vous ce que c'est que son affaire? J'ay peur qu'il n'ait vendu des médisances aux colporteurs de scandale. Il seroit bon de le savoir, afin de se tenir sur ses gardes, et surtout pour ne luy pas faire un mauvais acceuil s'il ne le mérite pas.
Adieu mon cher ange, mille tendres respects à me Dargental. Madame du Chastelet vous aime et vous le dit.
V.
Mr de Rutan n'est pas en Lorraine, il est à Munster. Dès qu'il sera à Luneville on le pressera pour répondre, et on sera averti de ses marches.