1742-08-15, de Pierre Antoine de La Place à Voltaire [François Marie Arouet].

Ce n'est, monsieur, ni le désir de trancher du connaisseur, en cherchant des défauts dans un bel ouvrage, ni celui de faire bassement la cour à son célèbre auteur qui m'engage aujourd'hui à vous écrire; & si mon nom n'est pas échappé à votre mémoire, il justifiera dans votre esprit l'homme de France qui admire & respecte le plus vos talents.

Les affaires dont je suis chargé auprès du ministère, ne m'ont encore permis de voir que la première représentation de votre nouvelle tragédie; & attendu que je vous sais fort au dessus des louanges que je pourrais vous donner, je vous dirai tout simplement, qu'elle a produit sur moi le plus grand effet; que jamais caractère ne fut ni plus neuf au théâtre, ni mieux peint, ni mieux soutenu que celui de votre illustre scélérat; & que jamais tragédie ne fut plus faite pour inspirer la terreur & la pitié.

Oserai je, après cela, vous dire, monsieur, qu'il m'a paru que la catastrophe en pourrait être, & même à peu de frais, beaucoup plus nette, plus frappante, & peut-être encore plus analogue au caractère de votre héros?

Son seul but, ce me semble, en se délivrant de Zopire, par la main de Séyde, est de faire ensuite périr ce dernier, pour se mettre à l'abri de l'indiscrétion de ce jeune homme. Cependant Omar, instruit qu'un officier infidèle a découvert cette horrible trame à Séyde, ainsi qu'à Zopire expirant, vient en avertir Mahomet, qu'il rassure sur les suites de cette découverte, en lui disant que lui [Omar] vient de faire administrer à Séyde un poison auquel il n'est pas possible que ce jeune homme puisse longtemps survivre.

C'est de là que je pars, monsieur, pour vous proposer mes doutes & les soumettre à vos lumières.

Ce même Omar ne pourrait il pas ajouter dans l'avis qu'il donne à Mahomet: 'Vous avez d'autant moins à redouter Séyde, que jamais mortel ne résista pendant une heure entière, au poison qu'il prit, & que son premier symptôme est bientôt suivi de la mort'?

Mahomet, alors, trop habile pour ne pas saisir cette ouverture, bâtirait sur le champ le système de sa justification envers le peuple de la Mecque, dont il a maintenant tout à craindre, & attendrait tranquillement Séyde & les conjurés.

A leur approche, sûr de l'effet prochain du poison, le prétendu ministre du très haut, se laisserait accabler d'opprobres, avec toute la froide résignation d'un prophète, qui se soumet aux décrets de la providence, jusqu'au moment où Séyde, au désespoir, prétendrait en venir aux armes.

Mahomet, alors, très attentif aux mouvements qui peuvent agiter Séyde, & apercevant le premier effet du poison, s'écrierait, avec enthousiasme: 'Arrête, malheureux!… Vous, peuple, écoutez moi…. L'un de nous deux est coupable de la plus affreuse imposture. C'est au ciel seul de le punir…. Grand dieu! j'implore ta puissance. Si Mahomet est criminel, tonne sur lui, qu'il meure. Mais, s'il est innocent, que son accusateur périsse, à l'instant même.'

Quel effet, monsieur, une apostrophe de cette espèce ne serait elle pas capable de produire, tant sur le peuple de la Mecque, épouvanté, que sur les spectateurs mêmes! Et quel comble de surprise, lorsque ce même Mahomet, à l'instant où les symptômes du poison se manifesteraient plus sensiblement sur l'infortuné Séyde, l'imposteur s'écrierait d'une voix tonnante: 'Vous m'exaucez, grand dieu! le traître va périr!… Et vous, aveugles idolâtres, tremblez! respectez la puissance du dieu que Mahomet annonce, & qui daigne, à vos yeux, le venger.'

Séyde alors expirerait; les conjurés, frappés d'étonnement & de terreur, tomberaient en foule aux pieds de Mahomet, dont la mission ne serait plus douteuse; & de là le triomphe complet de l'imposteur.

Daignez pourtant, monsieur, ne regarder tout ceci que comme une opinion hasardée, qu'a fait naître l'intérêt que j'ose prendre à votre gloire, & que je n'aurais point risqué de vous proposer, si je ne me croyais pas aussi sûr de la bonté de votre cœur, que de la supériorité de votre esprit.

J'ai l'honneur, &c.